Par Abdelhamid GMATI «La Tunisie vient de donner au monde un exemple extraordinaire de vigueur populaire pour mettre un terme à une situation qui était devenue insupportable. Et s'il est un peuple qui donne aujourd'hui le signal pour dire comment construire ce nouveau monde, c'est bien le peuple tunisien». C'est ce que disait Stéphane Hessel lors d'un colloque tenu à Tunis au mois de mars 2011. Ce militant des droits de l'Homme qui vient de s'éteindre cette semaine à l'âge de 95 ans, est devenu mondialement célèbre en publiant, en octobre 2010 (quelques mois avant les révolutions arabes) un opuscule de 32 pages, Indignez vous !, tiré à 4,5 millions d'exemplaires et traduit en 30 langues. Il était honni par les sionistes du monde entier pour ses prises de position dénonçant les politiques répressives israéliennes et son soutien au peuple palestinien. Dans une interview à un quotidien français, il déclarait : «J'ai une grande admiration pour le peuple tunisien, qui a montré sa capacité à se débarrasser d'un tyran...Je redoute une répartie violente de la part des soutiens de Ben Ali mais je crois que la détermination des Tunisiens est suffisante pour traverser cette période critique et faire naître une vraie démocratie qui sera la première dans un pays du Maghreb». L'appréciation de Hessel sera-t-elle vérifiée ? Disons tout d'abord que le peuple tunisien n'a pas attendu une quelconque injonction pour exprimer son indignation. Dans son Histoire récente, le peuple tunisien s'est levé et a combattu le colonialisme, l'oppression, les injustices, la tyrannie en se soulevant en 1978, en 1984, en 2008 et en se révoltant en 2010-2011. Et même après la révolution, les différentes composantes de la société continuent à exprimer leur indignation. Lors des obsèques du regretté Chokri Belaïd, ils sont venus par centaines de milliers dire leur colère, leur rejet total et sans appel de la violence politique étrangère à nos contrées. Ils sont venus par milliers un certain samedi pour exiger l'identification et la condamnation non seulement des auteurs de ce vil assassinat mais aussi de leurs commanditaires. Mercredi dernier, ils étaient des centaines à défiler dans plusieurs villes de la République pour exprimer leur scepticisme à l'égard du contenu de la conférence de presse du ministre de l'Intérieur et à revendiquer l'arrestation des criminels, exécutants et commanditaires. Et d'aucuns promettent de continuer à s'indigner jusqu'à satisfaction de leur revendication. La jeunesse tunisienne, elle aussi, exprime son indignation à l'égard d'un ministre de l'Education et de groupes salafistes commandités hostiles au Harlem Shake, une danse mondialement partagée. Des centaines de jeunes se sont mis à cette danse à travers plusieurs établissements scolaires dans plusieurs régions, y compris devant le ministère de l'Education (le ministre s'étant courageusement éclipsé). Dans un communiqué, ils indiquent vouloir exprimer leur solidarité avec les lycéens visés par l'enquête du ministère; «nous voulons juste défendre notre droit au rêve, à la création, à l'expression et à la joie...Nous militons pour bien vivre ensemble dans le respect de la liberté subjective de chacun». Indignation aussi de plusieurs centaines de Tunisiens venus acheter des bottes de persil en soutien à la chaîne de télévision Al Hiwar menacée de fermeture faute de moyens financiers car privée d'annonceurs et de sponsors, consécutivement à des menaces et des pressions occultes. Un soutien effectif à la liberté de presse. Indignation également des journalistes et des magistrats dont le syndicat et l'association ont décidé un sit-in le 6 mars pour revendiquer la création des instances indépendantes relatives à leurs professions. Les indignations fusent d'un peu partout à travers le pays, par des grèves ininterrompues, des sit-in, des prises de position, des dénonciations. Des députés s'insurgent et dénoncent des textes relatifs à la future Constitution et aux instances dites indépendantes, jugées liberticides et contraires aux objectifs de la révolution. Même le vice-président du parti au pouvoir s'indigne de certaines pratiques et prises de position de son mouvement. Il y a lieu cependant de s'interroger : l'indignation est-elle suffisante ? Dans les pays où la démocratie est une pratique courante, l'expression d'une indignation donne des résultats car elle est relayée aussi bien au Parlement que dans les institutions et instances indépendantes. Chez nous, les pouvoirs en place font souvent la sourde oreille. Cela n'est pas une raison pour abandonner, au contraire. Les islamistes qui n'en faisaient qu'à leur tête, semblent commencer à comprendre et ont consenti à des concessions sur certains points litigieux. Il faudra donc continuer; sans oublier, toutefois, que «c'est l'espoir et non l'indignation qui change le monde».