Salle archicomble, des gens de tous bords qui attendent à l'extérieur sans pouvoir y accéder… Ce n'est pas tous les jours, il est vrai, que Stéphane Hessel est parmi nous. L'auteur d'Indignez-vous! n'a pas eu de répit en cette première matinée du colloque «Passions, pouvoirs, institutions», tenu samedi dernier dans un hôtel de la place. On lui a même fait porter une chéchia, et il a joué le jeu. Il a dédicacé des copies de son ouvrage, signé des autographes à ne plus en finir. Mais le plus important, c'était ses paroles, ce qu'il est venu dire à une audience, déjà en admiration devant ses positions en faveur de la cause palestinienne et des droits de l'Homme, et qui a été conquise de surcroît, après cette matinée impeccable. Stéphane Hessel n'a pas lésiné sur les expressions de louanges envers les Tunisiens et la Tunisie «qui vient de donner au monde un exemple extraordinaire de vigueur populaire, pour mettre un terme à une situation qui était devenue insupportable». Réfléchir à l'effort à accomplir pour les mois qui viennent est, selon lui, le plus important à faire. Le contenu de son livre, qui, comme son titre l'indique (Indignez-vous!), est un appel à l'indignation comme principal motif de résistance face à toutes sortes d'injustices dans le monde, n'est pour lui qu'un premier pas. Hessel appelle à ne pas s'arrêter à cela et à passer à l'action, à s'engager pour la cause d'un monde meilleur, comme le stipulera son prochain manifeste Engagez-vous!. Il prône l'ouverture mutuelle entre l'Occident industriel et les pays émergents, occupés, chacun de son côté, dans «la lutte pour le plus», sur le dos d'une «terre qui n'en peut plus». Générosité, ouverture et respect des cultures les unes les autres est son principal mot d'ordre pour construire un nouveau monde. «Et s'il est un peuple qui nous donne aujourd'hui le signal pour dire comment construire ce nouveau monde, c'est bien le peuple tunisien», fini-t-il par dire. Ce militant politique qui a participé à l'élaboration de la Déclaration universelle des droits de l'Homme du 10 décembre 1948, écrit dans l'un des morceaux choisis d'Engagez-vous!, publiés par un journal français, le même jour que sa parution, le 10 mars dernier, que : «Le droit de chacun à sa culture et le droit qu'elle soit considérée par les autres comme une réalité à respecter, c'est ce qui permet à la coexistence des cultures de créer autre chose que la confrontation». Youssef Seddik et les co-fondateurs d'Averti (Association de vigilance et d'engagement pour la révolution tunisienne et son immunité) ont mis leur action sur la bonne voie avec ce colloque, qui, dans sa première journée, a apporté une réelle valeur ajoutée en essayant d'analyser scientifiquement la révolution et de lui donner des interprétations pluridisciplinaires. Tous les intervenants étaient d'accord sur l'«effet papillon» qu'a provoqué l'immolation de Bouazizi pour donner la révolution tunisienne, celle-là même qui a engendré un effet similaire dans d'autres pays. La première à l'avoir évoqué, en conclusion de son intervention, était la comédienne-metteuse en scène Raja Ben Ammar, venue s'exprimer sur «La révolution et les joies du corps». Ce corps qui a tant de fois été l'objet de recherches qu'elle a menées, est pour elle, un véhicule. Elle a spécialement parlé de son expérience avec un groupe de chômeurs d'une banlieue déshéritée de Tunis, afin de comprendre le mécanisme de ces corps endormis, sans grande activité, enfermés sur leur malaise, alors que les médias font circuler l'image de corps heureux… Il s'agissait aussi de déceler comment vit un corps sous la dictature. Avant d'évoquer l'acte déclencheur de Mohamed Bouazizi qui s'est retourné sur son propre corps pour s'indigner, elle a rappelé que la définition de «révolution» dans le dictionnaire n'est autre que la «rotation d'un corps autour de son axe central ou bien autour d'un autre corps». Son expérience avec ce groupe de chômeurs n'est qu'une illustration de la manière dont l'art peut accompagner la résistance. «Ordres et désordres» fut le titre de l'intervention de l'historien Yassine Essid qui s'est basé sur la théorie du chaos (ordre dans le désordre), pour donner quelques clés de lecture de ce qui vient de se passer en Tunisie. La principale métaphore de cette théorie, celle de l'effet papillon, selon laquelle «un simple battement d'ailes d'un papillon peut déclencher une tornade à l'autre bout du monde», lui a servi de terrain pour placer la révolution tunisienne. L'immolation de Bouazizi a donc généré cet effet boule de neige, entre le 17 décembre et le 14 janvier. L'intervenant n'a pas manqué d'insister sur le fait que pour un révolutionnaire, le langage est un arsenal, dont le slogan «dégage», est né spontanément, lors de la manifestation du 14 janvier, il faut le rappeler. Ce mot ne renvoie à aucune idéologie, ni à aucun courant politique. De même, il ne comporte aucune indication sur le futur du pays, sinon la volonté de chasser le tyran du pouvoir. Après le 14 janvier, une grande prise de parole a vu le jour, partout, dans la rue, à l'université, dans les espaces publics et privés. Yassine Essid s'arrête également sur le côté inattendu de cette révolution qui a surpris le monde, et bouleversé les principes d'ordre et de prévisibilités sur lesquels se construisent les régimes dictatoriaux, supposés assurer leur pérennité. En apparence, un tel régime joue sur des notions comme la «paix sociale» qui cache, en fait, une opposition entre les uns et les autres par les intérêts, la «stabilité», argument majeur des 23 ans de Ben Ali et masque de l'Etat policier et la «normalité». Les séquelles de cette dernière notion se sont fait sentir sur une catégorie de gens après le 14 janvier. Celle des «impatients», comme les qualifie l'historien. Une tranche qui a appelé à un retour à la normale, effrayée par le possible cortège d'insécurité et d'incertitudes de la révolution, même si rien de concret n'était encore obtenu. Le désordre est donc un passage obligé pour le retour à l'ordre. «C'est le coût de la liberté et ce n'est pas une question de prospérité économique immédiate». Maintenant, comment remettre de l'ordre dans ce désordre, c'est la question qu'il faut se poser, selon Yassine Essid. Il y répond en préconisant l'«imagination dans le pouvoir et une redéfinition complète des normes et des valeurs». Il faut également que la société civile soit renforcée, par l'action d'associations comme Averti. D'autres invités ont pris la relève hier, à l'Ecole nationale d'aministration, sur des thèmes comme «Le corps déshumain», et «Considérations sur l'actuel». Nous y reviendrons.