Par Moncef Guen(*) Le suicide par le feu d'un jeune sur l'Avenue principale de Tunis est un nouvel acte de désespoir, exprimé de la façon la plus brutale, contre une situation économique que les politiques ont laissé empirer depuis la Révolution. C'est presque le 160e acte de ce genre depuis celui de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010. Les jeunes desperados soit se jettent dans des embarcations de fortune vers Lampedusa, soit se calcinent. Certains prennent les armes et vont se faire tuer en Algérie (In Amenas), en Irak ou en Syrie. La Tunisie, ce joyau de pays bercé par la Méditerranée, mérite mieux. Le jour même, M.Ali Laârayedh présentait son cabinet aux élus de l'Assemblée constituante. Il s'agit d'un gouvernement, encore provisoire, constitué suite à des négociations-marathons pour une durée de neuf mois avec un programme de réformes répondant aux défis les plus urgents. Un gouvernement dans lequel les ministères régaliens sont confiés à des personnalités indépendantes des affiliations politiques. Une feuille de route politique est pour une fois tracée. Un accord stand-by de précaution avec le Fonds monétaire international serait bientôt adopté. C'est une lueur d'espoir. Ce serait naïf, toutefois, de croire que le grave problème du chômage, surtout le chômage des jeunes, sera vite résolu. C'est un problème hérité de l'ancien régime qui n'a pas pu faire absorber les demandes annuelles additionnelles, surtout celles des jeunes diplômés, et qui a complètement négligé les régions constituant les trois quarts du territoire national. Le chômage est un drame sur les plans personnel et communautaire. Sur le plan personnel, ce drame, on vient de le vivre devant le théâtre municipal de Tunis. Sur le plan communautaire, imaginons le gaspillage de toute cette énergie humaine oisive et perdue. Si on évalue à un million le nombre des chômeurs et si on suppose que chacun, mis par miracle au travail, avait une valeur ajoutée moyenne de 50 DT par jour, le produit intérieur brut (PIB) augmenterait de 15 milliards de dinars par an. Ce calcul simple montre ce que le pays perd tous les ans parce que les dirigeants passés et actuels n'arrivent pas à procurer un travail productif à cette masse désœuvrée. Pourtant, un pays comme l'Inde nous trace le chemin : un programme de développement rural garantit 100 jours de travail par an à tout demandeur d'emploi dans les zones rurales. Si un tel programme était mis en œuvre en Tunisie depuis la mi-2011 (laissons aux politiques quelques mois de tâtonnements), Adel Khedhri, le jeune qui s'immola par le feu, serait resté ou serait revenu dans sa région, Jendouba, et aurait eu de quoi subvenir aux besoins de sa famille ; ses frères et sœurs se seraient relayés pour offrir un revenu minimum à leur famille. Un pays comme le Brésil nous offre un autre exemple de solidarité communautaire : la Bolsa familia. Ce programme, inauguré depuis de longues années par l'ancien président brésilien, Luis Ignacio Lula da Silva, permet des transferts en cash aux familles nécessiteuses à condition que la famille éduque et soigne ses enfants. Si un tel programme existait dans notre pays (au lieu de la Caisse de compensation), la famille Khedhri ne serait pas dans le dénuement le plus complet. Nos dirigeants n'ont qu'à ouvrir leurs yeux sur ces deux pays pour s'inspirer de leurs exemples sans les copier servilement. Un programme de développement inclusif et intégral socialement et géographiquement devrait être mis au point rapidement. Ce programme devrait donner la priorité au développement rural qui recèle de grandes potentialités d'emploi, au développement touristique qui procure des devises précieuses au pays et est source d'emplois aussi, aux activités manufacturières à haute valeur ajoutée. Il devrait porter le taux d'investissement (en s'appuyant en particulier sur des partenariats public-privé) à 26% du PIB en 2013, 31% en 2014, 35% en 2015, 41% en 2016 et 42% en 2017. Le taux annuel de croissance grimperait alors à plus de 6% et même à plus de 10%. Le taux de chômage commencera rapidement à baisser. Une réforme de l'éducation sera nécessaire pour adapter les fournitures de cadres aux besoins réels de l'économie. Ce n'est pas là une vue de l'esprit. Il faut de l'expérience, de la vision et de l'ambition. (Ancien secrétaire général du Conseil économique et social)