Par Ali MEZGHANI En prétendant rédiger une nouvelle Constitution à partir d'une page blanche, le parti au pouvoir, avec la bénédiction de ses acolytes, s'est donné la capacité de faire valoir ses choix idéologiques. En concédant une élaboration par «consensus», dit tawâfuk et non plus ijmâ, il s'est donné le pouvoir de tout renégocier. Ce faisant, il engage la Tunisie dans une impasse et l'oblige à des reniements. Une constitution n'est pas l'expression d'un point de vue particulier. Elle n'est pas non plus le résultat d'un marchandage, de concessions réciproques. Par définition, une constitution doit, pour rendre la vie ensemble possible, se faire précisément dans l'oubli des orientations idéologiques particulières. Il n'est pas mauvais que nos constituants lisent ou se fassent expliquer John Rawls. Prisonnier d'un projet, accroché à des choix immuables, le parti Ennahdha réédite le débat qui a présidé à l'élaboration, en 1985, de la Charte de la Ligue tunisienne de défense des droits de l'Homme (Ltdh). Il voudrait aujourd'hui, au nom d'une majorité dont l'ampleur et la signification sont artificiellement exagérées, en sortir vainqueur. C'est dire que les islamistes n'ont pas changé, qu'ils n'ont pas renoncé à leur dessein. C'est dire le temps qu'ils font perdre à la Tunisie. Il n'est pas inutile de ramener à la mémoire le contenu de la Charte de la Ltdh dont l'un des principaux acteurs fut le regretté Mohamed Charfi. Il serait utile que nos constituants s'en inspirent, de même qu'ils seraient bien avisés de ne pas méconnaître la Déclaration universelle des droits de l'Homme. Sans être exhaustif, il est des principes, il est des droits fondamentaux sans lesquels il n'y a point de constitution démocratique. C'est à ce titre que la Cour d'appel de Tunis a, le 5 février 2013 (référé n°43429), décidé que les dispositions de la constitution de 1959 relatives aux droits fondamentaux ne sont pas, par nature, susceptibles d'annulation et que pour cette raison elles restent en vigueur. Il serait opportun de comprendre et d'ajouter que ces droits ne peuvent faire l'objet de négociation. Un pays n'a pas de constitution démocratique s'il n'est pas explicitement reconnu que son peuple forme une nation. Une nation est un groupement humain vivant sur un même territoire, soumis à une même loi et organisé en Etat. Ne pas le reconnaître, c'est nier autant l'Etat que le peuple. C'est se nier soi-même. Une nation est un peuple organisé en Etat. Pour cette raison, un pays n'a pas de constitution démocratique s'il n'est pas explicitement reconnu que le peuple seul est souverain. La chose publique, la res publica, est de son seul ressort. La loi est de son seul fait. Aucune autorité ne peut le transcender. Aucune ne peut entraver sa pleine souveraineté. C'est à cette condition qu'un peuple est maître de lui-même. Le concept d'Etat civil n'a de sens qu'à cette condition. Le droit doit alors nécessairement être libre de toute limitation qui lui soit extérieure. Si le droit est le fait du peuple souverain, il n'a pas à se soumettre aux impératifs de la religion, fut-elle majoritaire. Il n'y va pas seulement du caractère civil de l'Etat. Il y va aussi de la citoyenneté qui ne se conçoit que dans la liberté de chacun et dans l'égalité entre tous. Une constitution n'est pas démocratique si elle ne se fonde pas sur l'individu, si le sujet autonome n'est pas la cellule de base de la nation et si n'est pas clairement abandonnée la conception traditionnelle de la société. Un peuple n'est pas, comme le laisserait entendre le sens étymologique du terme chaab, une fédération de tribus ou de familles. Le peuple est une association d'hommes et de femmes libres et égaux. C'est ainsi que prend sens la citoyenneté. Il n'y a pas de constitution démocratique si les libertés fondamentales ne sont pas reconnues aux individus autonomes, si ces libertés ne leur sont pas formellement rattachées. Il est essentiel que la formulation soit sans ambiguïté. Plutôt que d'en attribuer la protection à l'Etat, il est essentiel d'en désigner le titulaire. Il est essentiel de dire que «chaque individu a droit à...» et non que l'Etat en est garant. Un pays n'a pas de constitution démocratique si toutes les libertés fondamentales ne sont pas formellement reconnues. Si certaines de ces libertés semblent faire l'objet de l'accord de tous, il en existe une sans laquelle l'édifice risque de s'écrouler. Il s'agit de la liberté de conscience. Cela implique le droit de choisir sa religion, de ne pas en avoir une et d'en changer. Cela est le gage du caractère civil de l'Etat en même temps que de la pleine citoyenneté. En effet, le rapport à l'Etat ainsi que l'exercice des droits citoyens ne peuvent dépendre de l'appartenance confessionnelle. Voilà ce que dit l'article 9 de la Charte de la Ltdh : «Toute personne a droit à la liberté de pensée et de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de choix de sa religion ou de ses convictions et la liberté de leur interprétation ainsi que la liberté de manifester sa religion ou ses convictions, seul ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les cultes, et l'accomplissement des rites à la condition de respecter les droits d'autrui». Un pays n'a pas de constitution démocratique si les hommes et les femmes ne sont pas égaux en droits et devant la loi, si l'acquisition de tous les droits (politiques et civils) et leur exercice ne se font pas dans les mêmes conditions. Il doit en être ainsi pour le libre choix du conjoint. Voilà ce qu'en dit l'article 8 de la Charte de la Ltdh : «L'homme et la femme à leur majorité légale ont le droit de choisir librement leur conjoint et de fonder une famille en fonction de leurs convictions personnelles et leur conscience». Un pays n'a pas de constitution démocratique si l'égalité n'est pas reconnue entre les musulmans et les non-musulmans, si les discriminations pour disparité de culte dans l'acquisition et l'exercice de certains droits ne sont pas bannies. La Tunisie n'aura pas de Constitution démocratique si par des astuces et artifices de rédaction la voie s'ouvre pour remettre en cause le CSP et les avancées qu'il renferme. Car le CSP est la Constitution civile des Tunisiens.