Sous l'œil attentif de l'artiste Fadhel Jaziri qui veillait au grain dès le début des festivités à la place Bab Souika, la fanfare traditionnelle fait son entrée sur la scène installée à l'occasion et pavoisée d'immenses drapeaux tunisiens. Peu à peu, la place se remplit de militants qui viennent participer au rassemblement auquel ont appelé les cinq partis composant l'Union pour la Tunisie à l'occasion de la célébration du 75e anniversaire des évènements des 8 et 9 avril 1938. Ambiance bon enfant Des chansons populaires très connues aux chansons révolutionnaires de gauche de Cheikh Imam, entonnées par des chanteurs inconnus, les organisateurs ratissent large dans une mise en scène merveilleusement orchestrée. Aucun détail n'a été laissé au hasard, au moment de la prière du Dhohr, la musique s'arrête et un des chanteurs à la voix exquise s'improvise muezzin et appelle à la prière. Sans aller jusqu'à faire une prière collective place Bab Souika, la fête reprend de plus belle, et l'endroit est littéralement envahi par les petits et les grands dans une ambiance bon enfant. Le mot d'ordre était certainement d'occuper l'espace, de chanter et de danser fièrement, sans complexe, «danser est aujourd'hui devenu une forme de militantisme», dit une jeune femme couverte d'un drapeau tunisien et dansant joyeusement sur le rythme de la chanson «Ya Belhassen ya Chedly». D'ailleurs, un des slogans scandés a été : «Un peuple qui ne danse pas est un peuple qui ne se révolte pas». Loin derrière, un petit groupe d'islamistes et de nahdhaouis brandissent les slogans classiques d'exclusion pour tenter de troubler la fête, mais grâce à un déploiement policier d'envergure, ils sont très vite encerclés par un cordon de sécurité tout en les laissant exprimer leur rejet d'une telle présence. «Ici, tu ne trouveras ni drapeau noir, ni appel à la violence, tu ne trouveras que des couleurs joyeuses», s'écrie Lassaâd, un militant du parti Nida Tounès, à l'adresse des contre-manifestants qui restent très peu nombreux sur place. Toujours là, toujours présent, le gourou des spectacles Fadhel Jaziri connaît très bien son métier et balise le chemin aux orateurs qui se succéderont, le message est clair : la guerre de l'identité doit être gagnée. Faire face aux fossoyeurs de la mémoire nationale L'hymne national retentit et les officiels de la coalition de l'Union pour la Tunisie entrent en scène, tout le monde était là, les représentants de Nida Tounès, Al Joumhouri, Al Massar, le Parti socialiste et le Parti du travail patriotique et démocratique. Tous, sauf celui qui veille à ce que la sauce prenne, à savoir Béji Caïd Essebsi, dont le nom a été scandé à plusieurs reprises par les militants. C'est Taïeb Baccouche, secrétaire général de Nida Tounès, qui s'avance le premier pour rappeler aux présents les faits historiques du 9 avril 1938, avant d'accuser le gouvernement d'avoir voulu, à un certain moment, «effacer la mémoire nationale», notamment à travers la répression du 9 avril 2012 à l'avenue Habib-Bourguiba. «En ce jour mémorable, n'oublions pas les martyrs de la révolution, mais aussi ceux qui sont tombés après la révolution, je pense à Lotfi Nagdh et à Chokri Belaïd, nous devons connaître la vérité !», lance-t-il à la foule entassée à quelques mètres de lui. «Le peuple veut la vérité sur le meurtre de Belaïd», scande la foule plusieurs fois, le temps de mettre le micro à portée de l'infatigable Maya Jeribi, secrétaire générale du parti Al Joumhouri, qui félicite les présents à la fête car ils représentent «la Tunisie que nous aimons». «C'est grâce à votre militantisme que nous pouvons célébrer cette année le 9 avril! Nous sommes fiers de notre héritage historique, un peuple qui n'a pas de passé ne peut avoir un avenir», lance-t-elle. Elle rappelle également que la femme tunisienne a été présente dans toutes les grandes manifestations de l'histoire du pays, avant de promettre le changement aux militants, «un changement par les urnes», dit-elle. Jouant la symbolique historique et contemporaine du lieu, Mohamed Kilani, secrétaire général du Parti socialiste, fait allusion au fait qu'il a toujours milité à Bab Souika, au milieu des couches populaires et que par conséquent, ce lieu ne lui est pas étranger. «Le jeu est fini, nous vous jugerons un à un pour vos crimes ! La machine de l'Union pour la Tunisie est en marche ! Nous gagnerons les élections ! Nous respectons toutes les opinions à condition que les règles du jeu soient respectées, sans cela vous savez très bien où est-ce que ces gens méritent d'être !», s'écrie non sans virulence le porte-parole d'Al Massar, Samir Taïeb, sous les applaudissements des militants qui attendaient ce type de déclarations franches et directes. C'est sur ces mots tranchants que les joutes oratoires sont clôturées et les personnalités politiques présentes commencent à se retirer sous haute protection, car les contre-manifestants sont de plus en plus nombreux. D'ailleurs, Taïeb Baccouche s'aventure et fait quelques pas, place Bab Souika, mais très vite, plusieurs individus s'interposent et l'empêchent d'avancer plus loin. Quelques échauffourées sont très vite maîtrisées par la police et les organisateurs. Peu à peu, la place se vide. Sur le chemin du retour vers l'avenue Habib-Bourguiba, rien n'a changé, les mêmes mendiants, les mêmes poubelles mal débarrassées et les mêmes vendeurs à la sauvette qui n'ont que faire de ces fêtes, pourvu qu'ils trouvent de quoi nourrir leurs familles.