Par Abdou BA(*) Les raisons de cette mal-gouvernance du pays ne sont pas si difficiles à comprendre et à expliquer. Nous en retenons cinq:– L'édification d'une Tunisie nouvelle, moderne et musulmane, démocratique et solidaire, demande du temps et requiert l'adhésion de toutes les composantes de la société. Autrement dit, il n'aurait pas dû y avoir de passation de pouvoir entre MM. Béji Caïd Essebsi et Hamadi Jebali. Les deux hommes auraient dû travailler, dès le début, la main dans la main, pour l'intérêt supérieur du pays. – En lieu et place de la Troïka, la Tunisie aurait dû être dirigée dès le début par un gouvernement d'union nationale, quel que soit le résultat des élections du 23 octobre 2011. – Il nous fallait inventer un modèle démocratique tunisien qui, tout en s'inspirant des expériences étrangères, est basé sur les valeurs réelles de notre société que sont l'union, l'entraide, la solidarité, le partage, le pardon, la tolérance, le respect de l'autre, la justice, l'équité, l'effort, la générosité, la patience, etc. En tant que berceau du Printemps arabe, nous serions ainsi un exemple et une source d'inspiration pour les peuples en lutte. – Les médias et réseaux sociaux ont privilégié l'information au détriment de la formation de la population. L'accent a trop été mis sur les débats, prises de positions et polémiques sans fin, alors qu'il aurait fallu contribuer à l'éclairage et à la prise de conscience des citoyens quant à ses responsabilités pour faire face aux défis majeurs de la société. Malheureusement, l'événementiel, pour ne pas dire le sensationnel, a pris le pas sur l'essentiel. – L'incapacité du pouvoir d'instaurer un climat social apaisé favorable à la recherche, par la discussion, la concertation, l'échange d'idées et non la protestation et l'affrontement, de solutions aux aspirations légitimes et revendications urgentes de la population. Faute de n'avoir pas compris que l'enjeu et la priorité des priorités, c'est le redressement économique et social du pays et non les prochaines élections, faute de n'avoir pas compris que la révolution tunisienne peut réussir en suivant une voie originale et sans emprunter les mêmes chemins que celles qui l'ont précédée et à cause de nos égoïsmes et intérêts particularistes, tous, majorité au pouvoir, opposition politique, patronat, syndicats, médias, réseaux sociaux, personnalités, responsables divers, simples citoyens, etc., avons à des degrés divers une part de responsabilité dans la dégradation de la situation générale du pays. Laxisme sécuritaire et sanitaire Sans aucun doute, la Troïka en assume la part la plus importante. M. Hamadi Jebali, chef du gouvernement démissionnaire, a eu le mérite de reconnaître son échec et c'est tout à son honneur. La montée progressive de l'extrémisme, avec comme points culminants l'attaque de l'ambassade américaine et l'assassinat de M. Chokri Belaïd pour ne citer que ceux-là, les défaillances criantes de l'Etat en matière d'assainissement et de salubrité du pays: des stigmates sont encore visibles sur des bâtiments publics, causés par les manifestations populaires antérieures et postérieures au 14 Janvier, beaucoup de routes sont impraticables ou mal entretenues, nos villes, campagnes et lieux publics ne sont pas propres, ce sont là autant de faits qui expliquent le laxisme de la politique sécuritaire et sanitaire gouvernementale. L'opposition politique n'est pas elle aussi exempte de tout reproche. Elle a sa part de responsabilité dans la crispation du débat politique. En se cramponnant le plus souvent sur des positions de principe, elle n'a pas favorisé l'ouverture nécessaire au rapprochement des idées et au consensus national dont le pays a tant besoin. Son comportement général dans les travaux de l'ANC pas toujours exemplaire et son refus de participer ou de soutenir explicitement le nouveau gouvernement de M. Ali Laârayedh, nonobstant l'acceptation par celui-ci de l'essentiel de ses propositions pour sortir le pays de la crise actuelle, sont là pour nous prouver que la politique politicienne est encore un mal dont nous souffrons. Le patronat, les syndicats et l'Etat doivent également être pointés du doigt à cause de leur implication dans la cherté de la vie et l'effritement du pouvoir d'achat de la population. Tous les efforts nécessaires n'ont pas été faits par les uns et les autres pour le bien-être de tout le monde. Les médias et les réseaux sociaux dans leur majorité ont perdu de vue que la Tunisie est un pays encore profondément marqué par les séquelles de plusieurs décennies de pouvoir absolu et d'arbitraire et que sa population n'a pas bénéficié de l'éducation politique patriotique et civique lui permettant de prendre pleinement la mesure de la situation du moment. Par conséquent, le vrai message à véhiculer et pouvant aider à son émancipation, au-delà du devoir de l'informer et en dépit des considérations politico-idéologiques actuelles, est celui fédérateur, d'unité, de rassemblement et de responsabilité. Nous autres, responsables en charge de structures ou d'activités, ou tout bonnement simples citoyens, ne pouvons pas nous enorgueillir d'avoir fait preuve de tout temps de civisme et d'être irréprochables dans nos faits et gestes quotidiens. Nos absences au travail parfois anormales, notre conduite sur les routes pas toujours correcte et notre tentation parfois incompréhensible de vouloir tout casser lors des manifestations populaires et événements sportifs, ce qui explique d'ailleurs que la plupart des rencontres sportives se déroulent à huis clos, tous ces faits sont là pour nous rappeler que nous avons encore des choses à améliorer dans notre comportement général. S'accorder sur l'essentiel La Tunisie, à n'en pas douter, a hélas, par notre faute collective, perdu beaucoup de temps dans sa quête du progrès économique et social. Nous pensons sincèrement que les différences d'approche ou les divergences conceptuelles qui nous séparent ou opposent ne sont nullement insurmontables. Il n'y a pas un «monde» entre les Tunisiens eux-mêmes d'une façon générale. Si l'on excepte les personnes réellement impliquées avec le régime de Ben Ali et les extrémistes de tous bords qui n'ont rien compris de la vie en société, l'écrasante majorité de la population devrait pouvoir s'accorder sur l'essentiel, c'est-à-dire la construction d'une nation dynamique, respectueuse des libertés fondamentales, enracinée dans ses valeurs civilisationnelles et ouverte sur le monde et notamment son environnement extérieur. Ce qu'il nous faut, c'est un pacte de société dont le slogan fédérateur devrait être « La Tunisie d'abord et avant tout» et qui s'articule autour des points suivants: – La Tunisie est incontestablement une terre d'islam où la liberté de croyance doit être garantie à tout le monde. Personne ne doit être inquiété pour ses convictions religieuses et philosophiques. Musulmans, juifs, chrétiens et autres, d'une part, tunisiens et étrangers, d'autre part, doivent pouvoir vivre ensemble dans la paix, le respect mutuel et la concorde. – La violence sous toutes ses formes doit à jamais être bannie de notre société. L'extrémisme et la terreur sont des voies sans issue. Pour rien au monde nous ne devons résoudre nos désaccords ou différends par le recours à des méthodes radicales. La vie nous a donné plusieurs autres possibilités qu'il nous appartient d'utiliser, je veux dire la discussion, le dialogue, la concertation, l'arbitrage, le pardon, la réconciliation, etc. L'islam, notre religion, est une source intarissable de valeurs humaines dont nous devons toujours nous inspirer pour rendre plus agréable notre vie sur terre. – La diffusion du savoir et la lutte contre l'ignorance sont vitales pour l'émancipation de la population, notamment chez les plus jeunes. Aujourd'hui, force est de constater que l'école est de plus en plus dévalorisée, le niveau scolaire et culturel de la jeunesse est préoccupant. C'est tout le secteur de l'enseignement, de la formation et de la recherche qui doit être privilégié. Il y va de l'avenir du pays. Réhabiliter le valeur travail – Le travail, une valeur essentielle de notre religion, a besoin d'être réhabilité. Nous ne pouvons pas espérer améliorer notre niveau de bien-être général sans beaucoup d'efforts, d'abnégation et de générosité de notre part. Il est de notoriété publique que, malheureusement, nous travaillons moins depuis le 14 janvier 2011. A nous de tout faire pour inverser cette situation. – L'intérêt général doit primer sur celui particulier. Il est grand temps pour nous de mettre au rancart nos individualismes, indifférences, orgueils excessifs et méfiances exagérées, etc., au profit d'une mentalité et d'un état d'esprit nouveaux à mettre au service de la collectivité nationale. La Tunisie appartient à l'ensemble de la population et non à personne. Elle est au-dessus de tous les partis politiques, organisations et structures diverses. C'est pour elle seule que nous devons en priorité donner le meilleur de nous-mêmes. Ces divers points sur lesquels tous les Tunisiennes et Tunisiens peuvent quasiment se retrouver devraient, à notre humble avis, être inscrits en lettres d'or dans la future Constitution du pays. Les difficultés actuelles du pays ne doivent en aucun cas nous faire oublier notre devoir envers le peuple syrien martyr, en lutte depuis des mois contre le pouvoir tyrannique de M. Bachar El Assad. Beaucoup de jeunes Tunisiens n'ont pas hésité à se porter volontaires et combattent actuellement au risque de leur vie le régime en place aux côtés de la population syrienne. Leur engagement pour cette noble cause mérite d'être ici salué. Toutefois, nous estimons que le soutien à apporter à ce peuple frère aurait dû être étudié, préparé et organisé par les instances dirigeantes du pays en accord avec l'opposition et la société civile, afin qu'il soit plus efficace et bien compris de tous. Par exemple, seules les personnes volontaires ayant reçu une formation préalable ou ayant une expérience dans les domaines militaire, médical et humanitaire seraient habilités à se rendre sur les champs de bataille. Malheureusement, le climat politique tendu et la situation économique et sociale difficile du pays n'ont pas permis la concrétisation d'une action concertée sur cette question. La Tunisie, berceau du Printemps arabe, n'a pas le droit de décevoir les attentes de son peuple et notamment sa jeunesse. Elle ne doit pas non plus décevoir l'espoir suscité par sa révolution chez tous les peuples en lutte dans le monde, au risque de perdre le soutien, l'amitié et la sympathie de ses nombreux partenaires à l'échelle de la planète. Il devient impératif de redresser la barre pour empêcher le navire Tunisie de chavirer. Pour que la mort de M. Chokri Belaïd ne soit pas vaine, pour que des jeunes en détresse ne soient plus tentés de s'immoler par le feu, il nous faut absolument réussir ce cap transitoire difficile. Autrement, les prochaines échéances électorales n'auront aucun impact qualitatif sur le pays et notre révolution serait vidée de sa quintessence. Puisse Dieu le Tout-Puissant nous aider à nous rassembler et nous accorder Sa bénédiction en ces temps difficiles. Vive la Tunisie et vive le 14 Janvier. *(Citoyen mauritanien et ami de la Tunisie)