Par Docteur Amor CHADLI Le 1er juin 1955 est le jour où le leader Habib Bourguiba est revenu victorieux dans son pays natal après plusieurs années de lutte au cours desquelles il a supporté, avec ses compagnons, déportation et prison. En réalité, cette date représente beaucoup plus que cela. Si elle consacre la détermination du leader et sa persévérance dans le combat pour la dignité, elle traduit la profonde réflexion d'un esprit toujours en éveil pour la mise au point d'une vision claire et efficace en vue de fixer les voies et les moyens qui garantissent le succès. Ces voies et ces moyens, Bourguiba les exprima dans sa lettre adressée à ses compagnons à Tataouine, le 8 février 1935 : «La force qui impose le respect du droit est la force de la cohésion du peuple et de la solidarité de ses membres. C'est une force morale contre laquelle s'incline tôt ou tard la force matérielle, à condition de faire preuve de patience, de ténacité et d'esprit de sacrifice.» Son impétuosité et sa véhémence, il les utilisa pour sortir le peuple de son indolence et de sa résignation grâce à son contact direct et à son sens pédagogique. Quant à son action contre l'occupant, elle s'avéra beaucoup plus complexe, nécessitant une stratégie dont nous allons rappeler les grandes lignes : Conscient de la différence du rapport des forces, Bourguiba estimait qu'une attaque de front ne pouvait mener qu'à la défaite. Il adapta sa politique à ses moyens. Il s'efforça notamment de comprendre la position de l'adversaire, de saisir ses pensées et ses motivations pour déceler ses contradictions et retourner contre lui ses propres principes. Considérant que la progression n'est pas toujours linéaire, qu'elle exige des détours pour parvenir à l'objectif, il sut limiter ses exigences et faire des concessions sur les moyens, sans jamais transiger sur les principes. Il acceptait le compromis pour contourner les difficultés et pallier les déficiences des moyens d'une lutte inégale, mais il ne l'acceptait que dans la mesure où il offrait la possibilité de gagner du terrain. C'est ce qu'il appelait compromis positif ou compromis révolutionnaire, si différent de la compromission qui est une abdication et un renoncement. Il prônait le dialogue, cherchait à convaincre et poussait ses revendications sans jamais atteindre la ligne rouge. Pour amener son adversaire à composition, il se dota d'atouts tels que les pressions populaires, les pressions de personnalités françaises avec lesquelles il avait établi de solides relations d'amitié, ou encore les pressions des organisations internationales, sans exclure le recours à l'épreuve de force chaque fois qu'elle s'avérait inévitable. Sa stratégie procédait par étapes dont chacune facilitait l'accession à la suivante jusqu'au but final, l'indépendance sans laquelle il ne peut y avoir de dignité. Bourguiba a toujours considéré que l'action politique ne peut se passer de la légitimité morale. Sa conviction en cette légitimité, il l'a exprimée, même vis-vis de la puissance coloniale : «Nous n'avons jamais pensé que la libération d'un peuple quelconque eut besoin d'être soutenue par la haine envers les citoyens d'une puissance colonisatrice. La haine des races prend son origine dans les complexes de supériorité et les humiliations. Nous ne pouvions combattre le colonialisme au nom du droit des peuples à la dignité, et nourrir en même temps un quelconque sentiment de haine pour l'un d'eux. Je suis allé plus loin. Je ne l'ai jamais considéré comme un ennemi, mais comme une victime lui aussi du régime colonialiste auquel seule une minorité avait intérêt pour asservir à la fois les peuples dominés et les peuples dominants.» S'adressant au Président Georges Pompidou lors de son voyage officiel effectué en 1972 en France, il déclara : «Si j'avais été l'adversaire déterminé et loyal d'une certaine France... c'était pour mieux coopérer avec l'autre, la France de toujours..., la patrie de la Déclaration des Droits de l'Homme.» Pour Bourguiba, en effet, l'indépendance n'était nullement une fin en soi. C'était une étape qui ouvrait la voie à une coopération avec les pays qui dispensent le savoir, les pays dont la culture constitue un adjuvant susceptible d'enrichir notre culture arabo-musulmane. Aussi accorda-t-il une importance sans pareille à l'éducation, à l'instruction et à la reconnaissance des droits de la femme, conditions nécessaires au progrès et à la modernité. Sur le plan national, la stratégie et les choix politiques bourguibiens ont abouti au résultat escompté. Selon Mansour Moalla, le développement économique et social de l'aube de l'Indépendance à 1986 s'est traduit par la création de 700 000 emplois et le recul de la pauvreté de 75% à 7,7%. Quant à sa vision sur le plan international, elle a été judicieuse et même intuitive. Bourguiba possédait cette rare aptitude à saisir les rapports entre les faits. N'a-t-il pas, dès 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, adjuré ses compagnons de se détourner des forces de l'Axe et de se ranger du côté des Alliés dont il avait acquis la certitude qu'ils allaient gagner la guerre ? Son esprit libéral, sa position contre le fascisme et le nazisme et le soutien de l'Amérique lui avaient permis, en 1943, de déjouer une machination qui avait abouti à la déposition du Souverain et failli lui coûter la vie et anéantir à jamais le Néo-Destour. Dans les années de l'après-guerre, l'option de Bourguiba pour les valeurs libérales, les bonnes relations qu'il était parvenu à nouer avec l'hyperpuissance américaine et avec les pays du Monde libre et sa diplomatie réaliste, courageuse et équilibrée lui avaient assuré un prestige et un soutien et permis de bâtir un Etat digne de ce nom et de lui garantir la sécurité et le développement. Rappelons qu'au lendemain de l'indépendance, la Tunisie était fragilisée par la guerre d'Algérie à ses frontières et par le maintien de deux armées étrangères sur son sol. Dans ces conditions, la construction d'un Etat souverain était loin d'être aisée. Sa stratégie dans la lutte pour la liberté et dans son approche des problèmes politiques, économiques et sociaux a fait l'objet d'importants travaux, notamment de l'Institut des sciences politiques d'Aix-en-Provence sous la direction de Michel Camau et Vincent Geisser. Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, l'a récemment désignée sous le terme de «gradualisme». Elle a apporté un enrichissement à la science politique et mérite d'être mieux connue et analysée à travers ses discours, ses conférences et ses multiples interventions. Ces quelques considérations pourraient contribuer à donner à cette date la signification qu'elle mérite.