Les jihadistes retranchés depuis plus de deux mois dans les montagnes de Chaâmbi, dans la région de Kasserine, ont-ils changé de tactique pour passer à la guerre péri-urbaine ou urbaine en déposant leurs mines dans des régions fréquentées par les citoyens comme ce fut le cas jeudi dernier? Les forces de l'armée nationale et de sécurité intérieure ont-elles les moyens de faire face à la guerre des rues au cas où les jihadistes dépendant d'Aqmi décideraient de réveiller leurs cellules dormantes dans les villes tunisiennes? Une probabilité que plusieurs experts n'écartent plus. A-t-on opté pour un traitement médiatique qui va de pair avec l'ampleur des événements, et ce, aussi bien au niveau du ministère de la Défense qu'à celui de l'Intérieur, sans oublier les médias? Autant d'interrogations que La Presse a soulevées avec nombre d'experts et d'analystes qui essaient d'éclairer l'opinion publique sur les tenants et les aboutissants du phénomène terroriste, plus particulièrement sur la meilleure stratégie à adopter afin que la Tunisie ne sombre pas dans le terrorisme et la violence organisée. Analyses. Jamil Sayah (président de l'Observatoire tunisien de la sécurité globale) Le moyen le plus efficace est le renseignement Il y a deux aspects à mettre en évidence. D'abord, le terrorisme est un phénomène qui ne se limite pas à une seule zone. Il a tendance à s'élargir et ne peut être localisé géographiquement. Il fonctionne sur la base de la terreur pour soumettre l'Etat à une violence continue et cherche à créer l'anarchie et à amener la société civile à vivre un cauchemar permanent. Ensuite, c'est une pratique politique qui ne peut s'épanouir que dans l'illégalité. Pour lutter contre le terrorisme, le moyen le plus efficace est le renseignement. Il faut réhabiliter nos services de renseignement pour qu'ils apportent les informations nécessaires à la mise en place d'une véritable stratégie d'éradication de ce cancer. Quant à leur décision de faire sortir la violence de la zone montagneuse de Jebel Chaâmbi vers une zone urbaine dans la même région, c'est une évolution logique dans le cadre de leur stratégie de guerre totale. Lutter contre l'internationale jihadiste nécessite l'appui des forces internationales et travailler, notamment, avec les Algériens. L'armée tunisienne ne peut régler, à elle seule, le phénomène terroriste. Sur le plan médiatique, il ne faut pas oublier que le terrorisme joue sur la rumeur et cherche à créer la confusion au sein même des forces armées. De son côté, l'Etat doit être transparent en informant la population de l'évolution de la situation sur le terrain tout en préservant les informations à caractère secret et stratégique. Il est nécessaire de trouver un juste équilibre entre l'obligation d'informer et le devoir de taire les données qu'il ne faut pas dévoiler. L'appui de la population en matière de renseignement est plus que jamais impératif. Le citoyen ordinaire est, à cet égard, un acteur important dans cette guerre permanente contre le terrorisme. Ce qui commande une mutation culturelle dans les rapports citoyens-agents de sécurité longtemps éduqués sur le secret et la méfiance envers l'autre. Aujourd'hui, rien n'est plus à cacher. La rétention de l'information sert plutôt les intérêts des terroristes. Reste à savoir comment vaincre le terrorisme. Pour moi, les terroristes ont déclaré une guerre globale aux Tunisiens et il faut leur répondre par une riposte globale sécuritaire, juridique et culturelle. Boubaker Ben Kraïem(ancien sous chef d'état-major de l'armée de terre) «Pour un contrôle strict de nos frontières avec la Libye où il n'y a plus d'Etat» Je ne pense pas que les terroristes ont changé de tactique ou qu'ils essayent de déplacer leur confrontation avec les forces armées et de sécurité vers un autre terrain. Pour moi, le fait de poser une mine dans une zone d'habitation n'est pas une action parachutée. Sans aucun doute, il y a des gens du village qui ont aidé les terroristes. Je me demande où sont les autorités, plus spécialement les militants et les activistes des partis de la Troïka au pouvoir. Aujourd'hui, le corps des omdas a été négligé, voire dissous dans certaines régions; les gouverneurs et les délégués suivent les événements comme tout le monde à la TV. A mon avis, la seule arme efficace face au danger terroriste, c'est bien le renseignement et rien que le renseignement. Quant au traitement médiatique, je trouve qu'il y a beaucoup d'experts qui accaparent les médias mais avant de parler, qu'ils nous disent quelles sont leurs compétences et je doute que plusieurs parmi eux aient même accompli leur service militaire. Laissons notre armée et nos forces de sécurité faire leur travail dans la sérénité et loin des tiraillements et des calculs politiques. Il n'y a pas lieu de douter des compétences de l'armée nationale qui a déjà fait ses preuves au Congo, au Cambodge et au Rwanda. Un autre élément me paraît d'une grande importance. Il s'agit des antennes de renseignement au sein de nos ambassades qui ont été rapatriées en Tunisie ainsi que les compétences sécuritaires qui ont été révoquées au début de la révolution. Il faut les rappeler en urgence et les réintégrer dans leurs fonctions afin de tirer profit de leur expérience et de leur expertise. D'autre part, je pense qu'il faut instaurer une coordination plus efficace entre les différentes structures en charge de traquer les terroristes, avec une direction unifiée, et ce, en vue d'éviter l'éparpillement des efforts et les décisions et contre-décisions. Que les Tunisiens n'aient pas peur des terroristes. La Tunisie dispose d'une armée organisée et disciplinée et d'unités de sécurité intérieure hautement qualifiées et expérimentées. Si j'ai un conseil à donner, c'est bien de veiller à un contrôle plus strict de nos frontières avec la Libye où il n'y a plus pratiquement d'Etat. Fayçal Cherif (analyste militaire) Nous sommes dans l'étape terroriste péri-urbaine Je pense que les terroristes retranchés à Jebel Chaâmbi sont passés à l'étape terroriste péri-urbaine. Leur dernier coup a un double objectif : détourner l'attention de l'armée et desserrer l'étau sur le groupe encerclé, d'une part, et montrer, d'autre part, qu'ils disposent de cellules dormantes qui peuvent entrer en action quand les instructions leur sont données. Jusqu'ici, l'on remarque qu'il y a peu de coups de feu échangés entre les terroristes et les forces armées. L'expérience nous renseigne qu'ils se déplacent en petits groupes et qu'ils sont très mobiles. Reste à savoir si nos forces armées et de sécurité ont l'expérience qu'il faut ou les moyens nécessaires pour pouvoir s'investir dans cette guerre de montagnes vers laquelle les terroristes semblent les entraîner. Beaucoup de gens se demandent si les terroristes ont une assise populaire et comment continuent-ils à résister toujours à l'encerclement de l'armée depuis bien des mois. Ma conviction est qu'ils bénéficient d'une aide logistique à travers ceux qui assurent leur approvisionnement et ceux qui les soutiennent politiquement et n'hésitent pas à le déclarer. Malheureusement, les services de renseignements n'ont pas accompli convenablement leur travail et l'on se trouve dans une situation de confusion totale que les spécialistes pullulant comme des champignons ne font qu'aggraver davantage. Que faut-il faire pour sauver la situation? Il n'y a pas trente six mille solutions. La seule issue est celle de créer un corps ou une instance antiterroriste qui aura pour charge de superviser les différentes unités de renseignement et de coordonner leur action. Quant aux spécialistes et chercheurs stratégiques, je me pose la question : où est l'Institut tunisien des études stratégiques et sa fameuse étude sur les jihadistes annoncée par son directeur général, Tarak Kahlaoui? Où sont les rapports de cet institut si par hasard ils existent, et pourquoi son directeur général garde-t-il le silence comme si rien ne se passait en Tunisie?