Le Caire vibre aux rythmes de ramadan, de la canicule et d'une certaine lassitude. Parce que les états d'âme des uns et des autres sont plutôt en charpie De notre envoyé spécial en Egypte Soufiane BEN FARHAT Ramadan a un charme particulier en Egypte. Malgré les vicissitudes, les divisions et les violences. C'est une espèce de carnaval permanent où les regains de spiritualités subites le disputent aux festins et bombances légendaires. Pour l'heure, les grands décalés du grand spectacle nocturne sont les politiciens et leurs séides. Ils n'en finissent pas de polémiquer sur les affrontements entre l'armée et des partisans de Mohamed Morsi, lundi à l'aube, devant le siège de la Garde républicaine au Caire. Affrontements soldés par plus de 50 morts et 435 blessés. Le président par intérim, Adly Mansour, avait ordonné immédiatement l'ouverture d'une information judiciaire. Hier, quelque 200 personnes ont été inculpées par la justice pour «meurtre», «port d'armes non autorisées», «troubles à l'ordre public et à la sécurité» et «incitation à la violence». Elles seront maintenues en détention préventive. Hier aussi, le procureur général égyptien a ordonné l'arrestation du Guide suprême des Frères musulmans, Mohamed Badie. D'autres hauts responsables de la confrérie sont poursuivis pour leur participation, de différentes manières, aux violences meurtrières du lundi à l'aube. Le sort du président déchu Mohamed Morsi est incertain. Un porte-parole du ministère égyptien des Affaires étrangères a affirmé hier qu'il se trouve «en lieu sûr, pour son propre bien», et qu'il est «traité dignement». On ne parle pas encore de poursuites pénales à son encontre. Amnesty International a dénoncé hier également la répression de la manifestation devant le siège de la Garde républicaine. Elle a critiqué notamment la riposte «disproportionnée» des forces de sécurité. Les pommes de discorde n'en finissent pas sur la scène politique cairote. Les attroupements de plus en plus clairsemés de la place Ettahrir et du square Rabiaa Adawiyya résument les griefs réciproques. Pour les uns, la déposition, l'arrestation puis le remplacement du président déchu Mohamed Morsi sont des actes révolutionnaires. Une réaction positive de l'armée aux 33 millions d'Egyptiens réclamant, le 30 juin dernier, le départ de Morsi et la tenue d'élections anticipées. Pour d'autres, il s'agit tout simplement d'un coup d'Etat. Idem pour les événements meurtriers du lundi à l'aube. Les partisans de Mohamed Morsi y ont vu un «massacre». L'armée, quant à elle, a dit avoir riposté à une attaque de «terroristes armés». Hormis cela, la vie reprend ses droits. Le Caire vibre aux rythmes de ramadan, de la canicule et d'une certaine lassitude. Parce que les états d'âme des uns et des autres sont plutôt en charpie. Fief des Frères musulmans Dans la région d'El- Fayyoum, à 130 km au sud du Caire, les gens semblent désabusés, las, dégoûtés. Pourtant, c'est une région réputée pour être particulièrement fertile. Dans l'antiquité, ce fut le grenier du monde. Et c'est l'une des plus grandes oasis au monde. Ses canalisations légendaires auraient été creusées par le prophète sidna Youssef. Aux abords du lac Qaroun, des pêcheurs démêlent à la diable les mailles de leurs filets d'infortune. Depuis quelque temps, le poisson se fait rare. Tout au plus gagnent-ils quelques maigres dinars par jour, à l'issue de laborieuses randonnées de pêche commençant à l'aube et périssant sous la canicule cruelle de midi. Face au grand lac, les hameaux des villageois nichés au cœur des étendues agraires, elles aussi croulant sous la misère et l'indigence. De prime abord, les gens sont plutôt réservés, voire évasifs. La méfiance vis-à-vis des moukhabarate est toujours de mise. Les régimes changent, les grenouillages demeurent. Mais en présence des journalistes, les langues se délient. Les gens rencontrés ici, jeunes, vieux, par familles entières, crient leur fiel, clament leur indignation, étalent au grand jour leur sainte colère. Mohamed Morsi avait obtenu ici 80 pour cent des voix au second tour de l'élection présidentielle, en 2012. On parla alors d'El-Fayoum comme fief des Frères musulmans. Au bout d'une année, le bilan est plutôt amer. Et les gens de rappeler les promesses non tenues, l'aggravation des conditions de vie, le renchérissement des denrées de base, les tueries, l'insécurité galopante. Et cette pauvreté qui ronge la vie, imprègne le paysage d'un air de malédiction implacable. Tel retraité d'une grande compagnie de transport routier du Caire promène un regard fatigué. Il a 57 ans, dont 40 passés à trimer. Il a ouvert un «café» aux abords du lac Qaroun. Quelques vieux tissus rapiécés en guise de toiture, des tabourets cassés, un semblant de comptoir crasseux. Silencieux, abîmé dans un monologue muet, il parle enfin. Et dit tout son ressentiment à l'endroit des prestidigitateurs, pourvoyeurs de faux rêves, attachés à des dignités mal acquises. Tel autre jeune pêcheur fait contre mauvaise fortune bon cœur. Son rire est toutefois amer. Et ses mots sont acerbes. Des familles habitant dans le hameau voisin exhibent leur infortune. Pauvreté et maladie font ici bon ménage. Et de déclamer des litanies, de longues récriminations, un plaidoyer contre les puissants du jour. Ils s'accordent tous pour dire qu'ils ont été trompés. Que les promesses de la révolution et de la veille des élections sont demeurées lettre morte. Qu'ils ne voteraient plus Morsi et son parti, que les manœuvres politico-politiciennes les écœurent. A les entendre, on croirait qu'El-Fayyoum est devenue quelque vallée des illusions perdues. Ici comme ailleurs, les pesanteurs demeurent. Et les gens se rendent compte, à leurs dépens, qu'encore une fois ils ont été les dindons de la farce, les dupes de l'histoire, les laissés-pour-compte du grand banquet des politiciens. Les pays changent, les impostures demeurent.