Le phénomène du nomadisme partisan devient de plus en plus inquiétant au détriment des électeurs qui se sentent floués ou carrément trompés Il est un phénomène spécifique à l'expérience démocratique tunisienne entamée depuis l'avènement de la révolution du 14 janvier 2011, plus particulièrement depuis les élections du 23 octobre. Il s'agit du nomadisme ou du tourisme partisan des constituants qui changent de parti politique comme l'on change de chemise. Certains acteurs du paysage politique national considèrent ce comportement comme une confiscation pure et simple de la volonté des électeurs, voire un viol caractérisé de leurs voix. Ils n'hésitent pas à dénoncer à haute voix ces revirements à répétition de la part de certains constituants qui proposent leurs sièges à l'Assemblée nationale constituante au plus offrant parmi les acquéreurs surtout ceux où l'argent coule à flots. D'autres considèrent que la scène politique nationale reste encore, deux ans après la révolution, dans le flou et il est normal que des politiciens cherchent toujours à se positionner, à changer d'appartenance partisane ou d'orientation politique. La fragilité structurelle des partis politiques qui ont émergé après la révolution, l'argent facile, les promesses faites par les partis influents sont également parmi les causes qui ont poussé à cette floraison de démissions-surprises, de dissidences arrangées et de revirements qui ne «peuvent que porter atteinte au paysage politique national déjà fragilisé et menacé sérieusement par ces tiraillements qui n'en finissent pas et cette campagne électorale avant terme qui a démarré précisément le soir du 23 octobre 2011, immédiatement après l'annonce des élections de l'actuelle ANC», comme le soulignent plusieurs observateurs. Des chiffres ahurissants Skander Bouallagui, membre du Parti «Tayyar Al Mahabba» (ex-Aridha Chaâbia) et l'un des opposants les plus virulents au nomadisme ou tourisme partisan fait les comptes pour remarquer que «depuis les élections du 23 octobre, quatre constituants élus dans la région de Kasserine ont changé de casque dont le dernier est Kamel Saâdaoui qui vient de déclarer que sa migration du MDS vers Ennahdha est la solution la plus indiquée pour servir les intérêts des électeurs qui lui ont accordé leur confiance. Le PDP a remporté 16 sièges et aujourd'hui ils ne sont plus que 6 constituants à défendre ses couleurs. Bahri Jelassi qui a récolté moins de 1000 voix dirige aujourd'hui 9 constituants qu'ils a réussi à faire rentrer sous sa coupe. Al Aridha Achaâbia devenue entre temps Tayyar Al Mahabba a perdu 7 sur les 27 constituants élus sous son programme. Nida Tounès qui n'a même pas participé aux élections dispose actuellement de 11 sièges, ce qui lui permet de créer son propre groupe parlementaire alors que le denier arrivant, l'homme d'affaires Mohamed Ayachi Ajroud, président du Mouvement du Tunisien pour la liberté et la dignité est parvenu, lui aussi, à dompter quelque 11 constituants dont la plupart proviennent du groupe Liberté et dignité». Et Bouallagui de poursuivre : «Pour moi, ce n'est ni du nomadisme ni du tourisme partisan. C'est bel et bien un acte délibéré d'abus de confiance dans la mesure où ceux qui ont élu ces constituants ont été floués et ont vu leur volonté confisquée par des individus qui n'ont pas été à la hauteur de la confiance qui leur a été témoignée le 23 octobre 2011. Il s'agit bien de la violation d'un des droits fondamentaux de l'Homme : le droit du citoyen à choisir librement ceux qui le représentent au parlement. Quant à ceux qui criminalisent le coup d'Etat commis par Al-Sissi en Egypte, qu'ils se rappellent qu'eux aussi recourent aux mêmes méthodes en noyautant les partis dits petits pour détourner, à leur profit, les constituants qui défendaient ces soi-disant petites formations politiques. Mes propos visent essentiellement Ennahdha, le parti hégémonique qui se permet tout et ne recule devant aucun stratagème pour façonner à sa guise l'échiquier politique national en vue des prochaines élections». Chacun pense à ses propres intérêts Pour Mohamed Tahar Ilahi, constituant et coordinateur général du comité constitutif du parti «Le mouvement du citoyen pour la liberté et la dignité», les choses sont claires : «Tous ceux qui ont quitté leurs partis pour rejoindre d'autres formations cherchent à se positionner en prévision des élections qui approchent à grands pas. Ils ont fait leurs calculs et estiment qu'il est dans leur intérêt de changer de cap et de s'assurer d'une éventuelle réélection. Seulement, ils ont oublié que leur comportement constitue, sur le plan moral, un acte de trahison à l'égard de ceux qui les ont portés aux postes qu'ils occupent actuellement et qu'ils monnaient à leur guise». Le constituant poursuit : «Moi, personnellement, je ne reprocherai pas à un indépendant de rejoindre un parti quelconque s'il estime qu'il s'y retrouve. En contrepartie, ceux qui ont été élus sur la base des programmes d'un parti et grâce aux voix des électeurs qui croient en ces programmes n'ont pas le droit de le faire. Aussi, je demanderai à introduire dans la Constitution un article qui interdira ce phénomène de nomadisme. A défaut, la prochaine loi électorale doit comprendre une disposition réglant cette affaire». Mohamed Tahar Illahi tient à préciser que «Kamel Saâdaoui qui vient de rejoindre Ennahdha a déjà démissionné du groupe Liberté et dignité depuis le 14 février 2013 et il ne peut être considéré comme dissident de notre groupe». «Quant à ceux qui accusent Ennahdha de récupérer les dissidents ou les mécontents de tous bords, je leur fais remarquer que Nida Tounès fait de même et qu'en réalité ces deux partis pratiquent la même politique», conclut-il. La résultante de la précipitation De son côté, Mohamed Brahmi, coordinateur général du Courant populaire est convaincu que «le nomadisme partisan est étroitement lié aux événements et aux crises cycliques que vit le pays. Le paysage politique national est toujours instable et les événements ont montré que les partis politiques émergents après la révolution ont été formés dans la précipitation et la hâte d'où leur incapacité à gérer les crises qu'ils affrontent à un rythme régulier. La fragilité structurelle de ces partis ajoutée à l'inexpérience et à l'immaturité de leurs dirigeants sont pour beaucoup dans la situation qu'ils vivent actuellement». D'autre part, Mohamed Brahmi pense que «l'argent et les promesses distillées à volonté par les grands partis ou les hommes d'affaires jouent également un rôle déterminant dans ces revirements. Peut-on mettre un terme définitif à ce phénomène par le biais d'une loi interdisant le nomadisme ? Je me pose la question et je me dis que même au cas où cette loi serait votée, son application ne serait pas facile et je crains fort que les constituants disposés à changer d'appartenance ne mineraient leurs propres partis, de leur intérieur même». Un acte de confiance à respecter «Le nomadisme partisan est un phénomène qui dénote la détérioration de la vie politique nationale puisque ceux qui changent de partis au gré des temps et des événements sont poussés généralement par la recherche de leurs intérêts personnels en contrepartie d'avantages matériels ou de postes importants à occuper en cas de victoire des partis qu'ils rejoignent», précise Abderrazak Hammami, secrétaire général du Parti du travail patriotique démocratique. «Cela est une preuve de la fragilité de la construction démocratique en Tunisie et de l'absence de la clarté requise au niveau des programmes et de l'action militante sur le terrain. Cependant, personne ne peut empêcher quiconque de réviser ses convictions ou ses orientations. Il demeure toutefois ce contrat moral établi avec les électeurs qu'il importe de respecter à tout prix sinon les élections perdraient leur sens», ajoute-t-il. Tout en déplorant l'absence d'une disposition juridique empêchant les aventuriers disposés à changer de cap à tout moment de faire à leur tête, le secrétaire général du Ptpd est d'avis que «la stabilité et la clarté sont plus que jamais nécessaires tout en prenant en considération le respect de la liberté des individus d'une part et la sauvegarde des engagements, d'autre part. Une action, certes, difficile mais méritant d'être accomplie».