Par Khaled El Manoubi Dans plusieurs articles déjà publiés par La Presse, nous avons développé notre thèse centrale : La France a chargé, dès le début de la crise des années trente, Bourguiba puis Nouira de noyauter le parti de la classe dominante et le syndicat national de la classe ouvrière ou, mieux encore, d'éliminer celui-ci. Cette dernière tâche à été confiée au vice – dauphin Nouira qu'il a accomplie en Janvier 1938 lors du congrès constitutif transformé en étouffement de la Cgtt de Belgacem Gnaoui. La décision de désigner un dauphin et un vice-dauphin signifie que tous les partis de la France ont pris la décision de céder un jour l'administration de la Tunisie à un dauphin dont le premier souci sera de servir les intérêts de la France. Seul le parti communiste se situe un peu à part en matière coloniale: théoriquement, son adhésion à la lutte de classes fait des peuples coloniaux des alliés au moins potentiels. Mais le parti communiste est piégé par deux contraintes : d'une part il est aligné sur Moscou et, d'autre part, il anime le principal syndicat de Tunisie, la CGT, ouverte, par ailleurs, aux Tunisiens. La Deuxième Guerre mondiale a engendré l'avènement d'un puissant pôle communiste de sorte que la suppression pure et simple du syndicat national – opérée par la France elle-même pour ce qui est de la Cgtt de Mohamed Ali El Hammi et par le vice-dauphin Nouira assisté par le Néo-Destour pour ce qui est de la Cgtt de Belgacem Gnaoui – n'est plus admissible. Qu'à cela ne tienne : la France suscitera elle-même l'éclosion d'un syndicat national qui n'en sera que davantage acquis à sa cause. Il y a là bel et bien le grand pêché originel de l'Ugtt. Dans la suite, nous citerons des passages par l'indication d'une lettre majuscule suivie du numéro de la page dans l'ouvrage désigné par cette même lettre. Ces ouvrages sont les suivants, dans l'ordre : A– Khaled El Manoubi. Economie du Maghreb arabe et capital mondial. Tome 2. Cerp, Tunis, 1992, B– Bahi Ladgham. Correspondance. 1952-1955. Les années décisives. Cérès Productions, Tunis, 1990. C– Dr M. Ben Salem. L'antichambre de l'indépendance. 1947 – 1957. Cérès Production, Tunis, 1988. D– Mustapha Kraiem. La classe ouvrière tunisienne et la lutte de libération nationale (1939 – 1952). Imprimerie de l'Ugtt, Tunis, 1980. La France poussa activement à la création de l'Ugtt à partir de 1944, comme elle le fera pour l'UMT au Maroc en 1955 et pour l'Ugta en Algérie en 1956 (A, 68). Farhat Hached quitta la CGT le 23 mars 1944 puis fonda le 19 novembre 1944 « l'Union des syndicats autonomes du Sud » dont il fut le premier secrétaire général avec comme secrétaire général adjoint, Messaoud Ali Saâd. Ce même Saâd avait préalablement fondé le 15 janvier 1944 un syndicat des Tunisiens de la compagnie Sfax-Gafsa (D,116) et s'était préoccupé « d'entretenir les meilleures relations avec les autorités du protectorat »(D, 117). En fait, Messaoud Ali Saâd était un agent de la France. Plus généralement, « les fondateurs du syndicalisme tunisien reconnaissent d'ailleurs avoir rencontré un encouragement de la part de Rodière, secrétaire général adjoint du gouvernement tunisien » (D, 128). Si l'Ugtt adhéra à la FSM dominée par les communistes en 1949, elle s'empressa en juillet 1949, soit 7 mois seulement après la création de Cisl, à s'affilier à cette dernière. Naturellement, la Cisl ne peut qu'être reconnaissante à la France pour avoir activement favorisé la naissance d'une centrale non communiste dont, au surplus, la majorité des dirigeants feront le jeu des dauphins de la France. Et Ben Salah n'est autre que le serviteur inconditionnel et en connaissance de cause du dauphin ainsi que le kamikaze politique sacrifié à l'autel du vice-dauphin. S'agissant de la Cisl et des puissants syndicats américains, Ben Salah, dans sa lettre à Bahi Ladgham du 24 juillet 1953, écrit : « Mes amis (Lovestone et Morris) ont affirmé leur volonté d'utiliser purement et simplement l'Ugtt comme figurant plutôt que comme un instrument dans leur (souligné par nous KEM, Ben Salah s'inscrivant dans leur jeu) jeu international » (B, 188). On est loin de l'audience dont jouissait Hached et ce constat fait quelques mois après l'assassinat de ce dernier sonne comme une continuité établie avec les tueurs français du 5 décembre1952. Dans la même lettre, Ben Salah ajoute : Pour « nos deux amis(...) il y avait deux ou trois positions américaines essentielles à faire prévaloir (et ils) se sont attachés à jeter une sorte de désarroi et même de peur au sein de la délégation de l'Ugtt pour que celle-ci ne tente pas de faire en sorte de poser à côté des problèmes du communisme ceux du colonialisme »(B, 189). Déjà, en novembre 1952, « Oldenbroeck n'est pas près d'oublier que Masmoudi voulait converser avec lui au téléphone pour lui demander d'aller à Paris à la suite de l'arrestation de Bourguiba » car « il serait néfaste d'essayer de les contacter directement »(B, 167), du moment que le plan de la France consiste à garder Bourguiba chez elle... ; et dans sa lettre du 30 mars 1953, Ben Salah signale que le syndicaliste américain « Brown s'est dérobé » malgré le fait « qu'Oldenbrock au cours de la réunion du sous Comité exécutif a demandé qu'Irving Brown fasse partie de la délégation de la Cisl auprès du gouvernement français » (B, 167). Ben Salah partage avec Bourguiba d'être mis en lieu sûr lors de la période trouble 1952 – 1954. En effet, à peine constituée, la Cisl accueillera l'Ugtt l'été 1949 et mettra à la disposition de celle-ci un poste au sein de son secrétariat à Bruxelles. Les lettres de Ahmed Ben Salah ne laissent aucun doute sur les complicités diverses dont il a bénéficié pour sa propre cause et donc pour celle du dauphin et de la France, à savoir les complicités de Mahmoud Messadi, Mohamed Kraiem, Mahmoud Khiari, Abdallah Farhat, Habib Achour, Nouri Boudali – le secrétaire général par intérim après la mort de Farhat Hached -, Béchir Bellagha, Mustapha Filali. Titulaire de quelques certificats d'arable - Bourguiba n'a cependant pas manqué, lors de l'éviction de Ben Salah comme sacrifié à l'autel du vice-dauphin, de relever qu'il « n'a pas terminé ses études» - et chargé de cours au lycée de Sousse, Ben Salah appartient à l'aristocratie syndicale de sorte que Hached n'a, a priori, pas de raison de refuser sa candidature pour Bruxelles. Ses complices ayant plaidé sa cause, dès l'automne 1951 il est en poste auprès de la Cisl, un an avant l'assassinat de Hached. Cet assassinat par la France ne vise pas à supprimer l'Ugtt – il n'en est plus question dans le contexte de la Guerre froide – mais de la faire domestiquer par le dauphin en préparant l'inconditionnel de celui-ci, Ahmed Ben Salah, au secrétariat général. Dans un premier temps, la France arrête ceux qui avaient secondé Hached à la veille de sa mort – Habib Achour, Messadi, ... - si bien que, écrira Ben Salah le 30 mars 1953, que «les jeunes camarades de l'Ugtt promus à des responsabilités écrasantes s'en tirent avec les moyens de bord (en raison) de la lutte sans merci des autorités (B,170). Dans la même lettre, Ben Salah nous apprend que le consul américain à Tunis, « dans un rapport à son gouvernement (prétend) que l'Ugtt ne compte plus que 4500 adhérents » (B,170).