Par Bady BEN NACEUR En silence, nous subissons les agressions de l'actualité. Cette période, «transitoire», n'en finit pas de faire des prolongations où les râles et les cris d'indignation perdent leurs voix, comme ceux d'un prisonnier oublié dans sa geôle, appelant à l'aide, sans que rien ne le délivre. Curieusement, le mois de Ramadan, que l'on pensait être le mois de la délivrance et de la communion, se transforme en véritable cauchemar, plein de sang et de visages décharnés écrabouillés, de cœurs qui se mettent à battre la chamade, de ventres ouverts, de jambes cassées en mille morceaux, tout cela vous faisant dire «Tiens, voici des être humains comme moi, et qui ne sont plus ! Et si j'étais de ceux-là, à mon tour ?». En silence, nous subissons les agressions de l'actualité. Six mois après le meurtre de Chokri Belaïd, un autre crime politique avec la même arme — nous précise-t-on, avec quel sadisme ! — a fait basculer la vie de Mohamed Brahmi, ce défenseur des pauvres gens. Et les meurtriers «que nous connaissons» (autre cynisme) qui courent toujours. Qui courent tellement qu'on ne les verra plus. Et voici que, tout à coup, le Chaâmbi se réveille à nouveau. L'image de jeunes soldats tunisiens à peine enrôlés, à peine tués et même, — fait nouveau ? — , égorgés comme des moutons. Même pas laissés à l'agonie, ou au sauvetage certain. Des gestes, des actes pleins de haine et de folie meurtrière. Triste mois de juillet, en vérité, mois sordide, torride où notre vision de ce pays d'Azur et de paradis tourne à l'angoisse, à la tourmente, à la noirceur. Vision atroce et déchirante de la ville elle-même, où réapparaît la violence, s'énoncent les morts sur la conscience — laquelle et de qui ? —, s'étale l'inquiétude, nous rongeant sans cesse, au point de nous faire perdre le nord. L'animal vient -il après l'homme pour tant de violences exprimées, agissantes, ou l'homme après l'animal ? A deux ou trois reprises, ces temps-ci, j'ai tenté de parler de sujets que je possède. J'emploie le «Je» — Je l'ai déjà dit — comme s'il s'agissait du «Il» ou, même, de tous les «Ils» qui me sont familiers. Sur la place, à Tunis, comme partout ailleurs dans nos villes et nos régions, le peuple tunisien s'insurge contre cette nouvelle forme de dictature rampante, sournoise, meurtrière contre toute velléité de liberté et de démocratie. Partout, et d'une seule voix, le peuple vient de se ressaisir, au moment opportun, comme aujourd'hui, pour dire aux instances (provisoires) qui nous gouvernent de s'en aller. Que la comédie est bien finie. Qu'il faut changer de décors et cesser d'abuser le peuple, au nom d'un Islam tronqué, répandu par des esprits étriqués. A ce peuple, à ces «Ils» qui me sont familiers, j'en appelle à leur résistance contre toute tentative de déstabilisation de la pensée humaine et fraternelle qui en a déjà vu d'autres, d'ailleurs, à travers son lointain passé. Le peuple tunisien est un peuple patriote et averti. Il est aussi, comme il l'a démontré à plusieurs reprises, déterminé à lutter à outrance, contre les négationnistes de sa volonté de vivre, dans la dignité et la liberté. A lui de choisir sa voie en ces temps cruciaux. Et pour terminer, sur ce sujet, voici un passage de «Du contrat social» de Jean-Jacques Rousseau, auquel je retourne chaque fois qu'il y a crise en la demeure, depuis le début de cette inespérée révolution qui ne fait que commencer. «Le corps politique, aussi bien que le corps de l'homme, commence à mourir dès sa naissance», dixit Rousseau. Et, d'ajouter: «Il porte en lui-même les causes de sa destruction. Mais l'un et l'autre peuvent avoir une constitution plus ou moins robuste et propre à le conserver, plus ou moins longtemps. La constitution de l'homme est l'ouvrage de la nature, celle de l'Etat est l'ouvrage de l'art. Il ne dépend pas des hommes de prolonger leur vie, il dépend d'eux de prolonger celle de l'Etat aussi loin qu'il est possible, en lui donnant la meilleure constitution qu'il puisse avoir. Le mieux constitué finira, mais plus tard qu'un autre, si nul accident imprévu n'amène sa perte avant le temps». Et qu'en est-il aujourd'hui dans nos murs?