Par Khaled TEBOURBI Les artistes ne sont pas nombreux au «Sit'in d'Errahil». Les intellectuels, oui, quelques figures du théâtre et du cinéma connues pour leur engagement, mais pas la grande masse des gens du spectacle. Très peu de vedettes de la chanson, surtout. Curieux, on croyait ces derniers beaucoup plus concernés par ce qui se «joue», en ce moment, sur la place du Bardo. Derrière le bras de fer qui met aux prises les «dissolutionnistes» et les «légitimistes», il y a un conflit idéologique où les arts et la culture risquent véritablement gros. La musique et les musiciens a fortiori, «cible privilégiée» des islamistes et de leurs alliés. Alors pourquoi ? Pourquoi nos artistes chanteurs se montrent-ils aussi hésitants, aussi discrets, aussi timorés, à l'heure où, au contraire, ils devraient monter en première ligne et marquer clairement leur position ? Moult réponses. Il y a, d'abord (sûrement), que la confrérie des chanteurs, dans sa majorité, est sortie fragilisée de la révolution tunisienne. On lui a, d'emblée, reproché ses «liens» avec le régime de Ben Ali. De grands noms ont été vite pointés du doigt, pour leur «collaboration» et pour «les faveurs et les profits engrangés». A tort ou à raison ? Il n'importe. Il en a résulté que toute une profession est quasiment «rentrée dans sa coquille». «L'anathème généralisé» laisse forcément des traces. A ce jour, par exemple, on n'a pas produit un seul spectacle musical célébrant, vraiment, l'épopée révolutionnaire. Ni, du reste, un hymne ou une poésie chantée lui rendant particulièrement hommage. Nos compositeurs, nos paroliers et nos chanteurs supportent, visiblement, mal «leur mauvaise réputation». Ils se sentent comme «exclus», «reniés», «boutés» hors des débats qui impliquent leur pays. Il y a, sans doute encore, qu'un demi-siècle d'assistanat, voire de «paternalisme» culturels, pratiqués par deux dictatures successives, a énormément érodé la conscience politique des artistes tunisiens. Et sur ce plan, la catégorie des chanteurs est, de loin, la plus «perméable», la moins «immunisée». Nos chanteurs et nos compositeurs vivent, depuis des décennies, principalement, des festivals et des subventions d'Etat. De sorte qu'ils ont fini par intérioriser leur dépendance vis-à-vis du pouvoir. Leurs hésitations, leurs craintes et leur manque de résistance, aujourd'hui, n'en sont, pour ainsi dire, que les séquelles , plus ou moins vives, plus ou moins persistantes. La révolution, l'avènement des libertés n'y ont, finalement, pas changé grand-chose. Dans le monde de la chanson on redoute toujours «la réaction du prince». On a toujours peur de perdre ses «subsides». Même si les dictateurs ne sont plus là, «on le ménage», «on se ménage», on n'en a pas fini encore avec «le syndrome de l'autorité». Il y a, enfin, le contexte lui-même, et ce, que les chanteurs invoquent à tout venant : les publics et les marchés. Le contexte est à la division. Un pays scindé en deux. Si l'on prend le parti des uns, on s'aliène les autres, ipso facto. On a vu en France ce qui est arrivé à Faudel, Enrico Macias et Johnny Halliday quand ils ont annoncé publiquement leur ralliement à Sarkosy. Ils ne s'en relèvent pas encore. Chute d'audience, offensive systématique des médias. Ici, la perspective de perdre du public se double de la crainte des violences. Les milices rôdent toujours, et la sécurité des artistes est loin encore d'être assurée. Nos vedettes de la chanson évitent de s'afficher au sit-in du Bardo, se contentent, «au mieux», de chanter «l'unité» et «la concorde nationales», simplement parce qu'ils risquent leurs carrières et parce que, en tant que personnages publics, ils se sentent autrement plus exposés. Attitude égoïste, opportuniste ? Pas exclusivement. Ainsi va la chanson partout dans le monde. Il y eut une époque où l'art chansonnier ralliait les peuples à ses causes.