Ces derniers temps, les analyses économiques sont devenues confuses et ambiguës. Le citoyen moyen ne retrouve plus ses repères à cause des divergences manifestes entre les chiffres officiels rassurants, les discours politiques ambitieux et certaines analyses alarmistes. Pour y voir plus clair, on s'est entretenu avec M. Abdejelil El Bédoui, professeur en économie. A commencer par la croissance économique dont les taux réalisés et prévisionnels ont été fortement contestés par certains et soutenus par d'autres. «On parle de croissance mais ça reste très fragile». Déjà, ajoute-t-il, les gouvernements successifs n'ont pas réussi à assurer une relance soutenable. «Même les 3% ont été réalisés grâce à des facteurs exogènes», rappelle-t-il. Et d'énumérer : «Les facteurs climatiques favorables à une bonne saison agricole, le début de reprise de l'activité touristique et des investissements...». Toutefois, l'année courante affiche un net repli de ces facteurs exogènes. De même, la croissance a été réalisée grâce aux services non marchands «en surchargeant la fonction publique, en augmentant les salaires et les dépenses sociales». En somme, la croissance a été tirée par la consommation. Ce qui a généré, selon l'expert, des déséquilibres interne et externe au niveau du budget et de la balance commerciale. Pis, la proportion des biens d'équipements et des investissements est bien limitée dans l'enveloppe de la demande intérieure. Dans cette mesure, la consommation n'entraîne pas des investissements créateurs d'emplois et de richesses. Au contraire, «cette croissance a alimenté les tensions inflationnistes», déplore-t-il. Au niveau de la production, il ajoute que cette croissance ne s'est pas accompagnée par des gains de productivité, ce qui a nécessité une dépréciation du dinar. «Depuis 2011, on trouve des difficultés à relancer l'activité économique. On n'arrive ni à relancer l'économie ni à maîtriser l'inflation», résume l'expert. Réformes et modèle de développement Mais, le Tunisien moyen, qui n'est pas initié aux débats économiques et sociaux, se réfère à son vécu. «Pour le citoyen, ce vécu est fait par le chômage, la dégradation de son pouvoir d'achat, la dégradation des services publics, ne serait-ce que la levée des ordures, la dégradation de l'infrastructure...», estime-t-il. Et d'ajouter : «Dans son rapport avec l'administration, le citoyen constate que la corruption a pris de l'envergure contrairement à ses aspirations alimentées par le recours à des valeurs religieuses». Au niveau du pouvoir d'achat, le citoyen porte une attention particulière au taux d'inflation. «Au niveau de l'inflation, malgré la dernière légère amélioration, on reste à des niveaux très élevés», remarque-t-il. D'ailleurs, étant une économie ouverte, l'expert insiste que c'est le niveau relatif de l'inflation qui est plus significatif sur le niveau absolu. «Il importe de comparer le taux d'inflation à ceux de nos concurrents qui font deux à trois fois mieux que nous», relève M. El Bédoui. Ce qui handicape la compétitivité de l'économie nationale et l'attrait de la Tunisie aux investissements. Passer à 6,2% est loin d'être une performance. Sur un autre plan, l'aggravation inquiétante des équilibres, budgétaires, de la balance commerciale et de paiement donne lieu à la dépréciation du dinar et à une réduction de notre capacité à importer. Cette dépréciation entretient les tensions inflationnistes, notamment l'inflation importée, qui pèsent lourd sur le pouvoir d'achat des ménages. Toutefois, «le dinar se déprécie pour compenser la réduction des gains de productivité», selon l'expert. On parle plutôt de glissement du dinar pour maintenir la compétitivité. Et ce glissement est une tendance ancienne mais qui vient de s'accélérer au rythme de l'aggravation des déficits. Avec cette dépréciation, les dettes de l'Etat en devises seraient amplifiées en dinars. A ce titre, c'est la première fois que le budget de l'Etat fait ressortir un montant de crédits qui dépasse les dépenses d'investissement. Ce qui laisse à penser qu'une partie de ces ressources serait affectée aux dépenses courantes. «L'accroissement du taux d'endettement public passé de 40% en 2010 à 48% en 2013 et les projections en 2016 tablent sur plus de 50%», selon l'universitaire. C'est inquiétant, estime-t-il, dans la mesure où une partie est allouée aux dépenses de fonctionnement. Par ailleurs, «le budget montre l'incompétence du pouvoir à réaliser les projets fixés par lui-même, notamment le taux des réalisations qui n'a pas dépassé 23%», renchérit-il. En parallèle le rythme des dépenses, constate l'expert, est bien supérieur à celui des recettes. «Ceci s'explique par la décélération de la croissance, révisé de 4,5% à 4% puis à 3,6%. Ce dernier taux est quasi impossible car il faut réaliser 5% au deuxième semestre pour aboutir à 3,6%», estime l'expert. Dans l'urgence, M. Bédoui plaide, en dehors de toute considération politique, pour la mise en place d'une équipe capable de gouverner le pays, de développer une lecture objective et rationnelle de la situation, faire un diagnostic scientifique et envisager les solutions possibles. Deux écoles de pensée en confrontation La priorité absolue de cette formation serait d'améliorer le climat des affaires. Ce qui passe par la garantie de la sécurité, l'amélioration de l'efficacité des institutions, la lutte contre le gaspillage, à commencer par l'Etat et le système des privilèges accordés aux fonctionnaires, soigner les budgets de développement et lutter contre la secteur informel qui prend une tournure mafieuse. «Nous assistons à une dégradation alarmante du capital institutionnel suite aux nominations chaotiques sur la base d'appartenance partisane. D'où la révision des nominations qui n'inspirent pas confiance», insiste M. El Bédoui. Sur le long terme, «avant d'envisager les réformes, il faut discuter le cadre», mentionne-t-il. «Je suis parmi les gens qui pensent qu'il faut changer de modèle. Car, si ce modèle était performant, il n'aurait pas mené à la révolution», soutient-il. Si on ne change pas de modèle, l'expert estime que les réformes ne mèneraient à rien. L'actuel «ancien modèle» a focalisé sur la croissance aux dépens du développement, selon le professionnel. Et d'expliquer : «Il a privilégié les équilibres macroéconomiques au détriment des équilibres réels, à savoir l'emploi, le développement régional, l'environnement...». De même, le modèle de développement actuel est axé sur l'intégration internationale et pas régionale. «Enfin, on a confié le destin du pays aux forces du marché. Mais la main invisible a laissé des traces bien visibles». résume-t-il. Il faut repenser, alors, le modèle de développement pour corriger les équilibres. Actuellement, selon l'expert, il y a deux enjeux qui divisent la classe politique et l'élite tunisienne dans son ensemble, qui développent, par la suite, un débat contradictoire qui rend les problématiques confuses et difficilement lisibles. Le premier enjeu est le modèle de société. «Nous sommes en présence de deux modèles qui se disputent au niveau de la réflexion, directement et indirectement, et qui constituent des références aux discussions économiques, politiques et sociales». Dans ce cadre, il y a le modèle qui se réfère aux valeurs religieuses, d'une certaine école, qui veut islamiser la société. Et ce courant fait le lien entre le rapport entre l'Etat, la politique et la région, la neutralité des mosquées, le système politique, l'organisation des rapports sociaux... Et l'autre courant se réfère à une école de pensée réformiste, moderniste, qui s'attache aux valeurs républicaines et à la civilité de l'Etat. Ils ont pour références les droits internationaux et les acquis universels. «La présence de deux courants politiques avec des références divergentes rend le débat, pour ceux qui ne sont pas initiés, confus et peu compréhensible pour le citoyen moyen», conclut-il. Le deuxième enjeu économique concerne le modèle de développement. Là aussi nous sommes en présence de deux positions divergentes. En premier lieu, il y a ceux qui estiment que la révolution exprime l'échec du modèle de développement actuel. Et la preuve qu'ils avancent est que les slogans de la révolution concernaient les libertés mais principalement aussi l'emploi, les inégalités sociales et régionales. Et ils considèrent que le modèle libéral adopté depuis le PAS a conduit à cet état des lieux. En face, les conservateurs et les libéraux considèrent, au contraire, que la révolution exprimait le décalage entre la libéralisation économique et l'absence d'une démocratisation politique. «Maintenant ils considèrent qu'on a récupéré les libertés, et qu'il est temps d'aller de l'avant vers la libéralisation de l'économique», analysent-ils. «Ainsi les lectures divergent dans ces deux écoles. Ceux qui cherchent à magnifier et valoriser l'existant, notamment le libéralisme. Et les autres soutiennent les critiques pour dénoncer le modèle qui a abouti à ces résultats», note Abdejelil El Bédoui.