Par Hassen ZARGOUNI La massification de l'enseignement supérieur entamée dès le début des années 90, sur recommandation notamment de la Banque Mondiale, s'avère être un échec cuisant. La Tunisie consacre une part considérable et croissante de sa richesse à l'éducation et à l'enseignement supérieur en particulier. Malgré ces efforts avec près de 7% du PIB et plus de 20% du budget national consacrés à l'éducation, les résultats sont décevants, notamment sur le plan de l'employabilité des jeunes diplômés. Sans une ouverture sur son environnement, sans une gouvernance orientée performances, sans une démarche assurance qualité, l'université tunisienne ne guérira pas de ses multiples maux. L'entreprise économique pourrait changer cette donne, prendre part à la réhabilitation de cette machine à fabriquer des générations désenchantées... Ci-après un bref diagnostic et des idées simples à mettre en œuvre d'urgence... Les effets ravageurs de la massification Le taux de chômage des jeunes, notamment diplômés de l'enseignement supérieur, demeure très élevé. Le paradoxe est qu'un jeune n'ayant fait que des études primaires a 4 fois plus de chance de trouver un emploi qu'un diplômé de l'enseignement supérieur. De plus, la transition entre université et vie active est particulièrement problématique avec actuellement moins de 30% des diplômés du supérieur qui accèdent à un emploi un an après la fin de leurs études avec, en outre, plus des 2/3 d'entre eux bénéficiant d'une aide d'Etat. Cette massification a eu aussi pour effet de rendre le poids de l'origine sociale déterminant pour le parcours professionnel, créant des inégalités insupportables que la société a du mal à assumer. Aujourd'hui, une majorité des étudiants sont de sexe féminin. A priori, on devrait s'en réjouir, cela consacre en effet le modèle de société à la tunisienne, mais quand on est fille, diplômée des sciences humaines venant des zones intérieures du pays ou des quartiers périurbains souvent défavorisés, on a du mal à trouver du travail avec une probabilité de demeurer au chômage de longue durée de l'ordre de 90% ! Mode d'éducation et d'orientation défaillant Le mode d'enseignement des nouvelles générations est aujourd'hui défaillant. Il s'apparente davantage au dressage qu'à l'éducation. On est loin des techniques d'éveil chez l'apprenant, de la stimulation de la curiosité, du développement de l'imaginaire et de la créativité, de la conscientisation de la liberté de pensée, de primauté du rationnel, etc. A ce titre, plus de 80% de la note de fin d'année en licence est basée sur des contrôles écrits et non sur une expérience professionnelle, un exposé oral d'un groupe de travail, des travaux personnels de recherches,... On constate alors des déficits en matière de travail en groupe, d'apprentissage des langues, de non-maîtrise de l'anglais, du français et même de l'arabe (des analphabètes polyglottes comme disait feu M. Mokhtar Laâtiri), de déficit en informatique, en économie, en techniques de communication et en relations humaines (savoir-être...). Les modes d'orientation et de promotion au sein de la société sont eux aussi défaillants, avec choix de type d'études «par défaut»... Les meilleurs élèves vont en section scientifique et les autres s'inscrivent presque à l'aveugle en filières économique, sociale et littéraire... sans connaître ni les formations offertes ni leurs débouchées, et sans vocation particulière. Ce système d'orientation permet à une minorité d'accéder à un choix compatible avec leurs performances, la majorité se retrouve dans des filières «fourre-tout» incompatibles avec leur capacité et déconnectées de la demande du marché de l'emploi avec une dévalorisation injuste de l'enseignement professionnel (22% en Tunisie contre une moyenne de 75% en Europe !). Une mobilisation générale pour l'emploi des jeunes Si le rôle des établissements universitaires et du système global de l'enseignement supérieur est de doter tous les étudiants des atouts nécessaires à l'insertion dans la vie active, il y a lieu de refonder la relation université-entreprise avec une plus grande implication de celle-ci dans le processus pédagogique. Un des freins à cette implication de l'entreprise au sein du système universitaire est sans aucun doute une défaillance au niveau de la gouvernance des établissements universitaires qui sont restés non orientés performances, telles que le taux de succès des étudiants, le taux d'employabilité des diplômés, etc. L'entreprise ne partage pas la même culture que l'université à ce niveau. Le déni d'une relation client-fournisseur, qui impose à l'université l'obligation de l'assurance qualité et un marketing adapté à son environnement et la confine dans son rôle de transmission de savoir uniquement, rend cette relation encore plus problématique. L'absence d'autonomie réelle des établissements universitaires alors que la loi de 2008 l'exige, ne facilite pas non plus un échange facile avec le tissu entrepreneurial, d'autant plus que ces établissements sont interdits de financement direct par les entreprises privées. On assiste aujourd'hui à une désertion de l'entreprise du système éducatif et du processus pédagogique. Il y a là un choc de culture. Il y a lieu de briser la glace entre ces deux mondes qui s'ignorent au détriment de l'employabilité des jeunes diplômés de l'enseignement supérieur. L'entreprise doit s'impliquer davantage dans la vie de l'université, et l'université devrait faire preuve de «séduction» pour se rapprocher du monde de l'entreprise, notamment avec la nouvelle donne que connaît actuellement le pays en matière de libertés conquises ou à conquérir. Refonte nécessaire du système d'information En matière d'orientation, le problème prend ses racines assez tôt dans le cursus des apprenants. Il y a lieu, au niveau de l'enseignement secondaire, d'améliorer l'information sur l'orientation sur les carrières afin que les futurs étudiants connaissent les débouchés professionnels des diverses filières. Des journées métiers peuvent être organisées dans l'ensemble des lycées du pays en faisant intervenir des professionnels d'horizons très différents face aux élèves et qui auront à présenter leur quotidien, les pré-requis pour réussir leurs métiers et provoquer ainsi des vocations. Par ailleurs, il est recommandé de remplacer les guides d'orientation quasi statiques et impersonnels distribués au niveau du baccalauréat par des séminaires où on informe mieux les nouveaux bacheliers sur les différentes filières pour les motiver à choisir en leur âme et conscience. Les quotas, les capacités des différentes filières devraient être revus en fonction de la demande du monde de l'emploi. Par ailleurs, il est impératif de développer les contacts directs entreprises-étudiants dans l'ensemble des établissements universitaires. Des professionnels issus du monde économique pourraient encadrer systématiquement des groupes de travail, animer régulièrement des conférences sur l'entrepreneuriat et sur des thèmes à vocation économique, tels que le rôle du travail en tant que valeur, rôle de l'entreprise et de l'entrepreneur, rôle de la concurrence et de l'Etat, la création et la répartition des richesses... Redonner ses lettres de noblesse aux stages Le dispositif de formation initiale des jeunes en Tunisie devrait permettre le développement des stages en entreprises dès l'enseignement secondaire, avec une semaine de stage en entreprise minimum dès la 1ère année du secondaire, voire une semaine par trimestre... Des concours d'innovation en partenariat avec les entreprises devraient être organisés au niveau régional et national pour stimuler les jeunes lycéens et développer leur créativité. D'autre part, afin d'ancrer des notions nécessaires dans le monde professionnel et entrepreneurial,telle que la citoyenneté, le civisme et la civilité dès le jeune âge, des travaux civiques au bénéfice de la communauté et des collectivités locales doivent être proposés aux élèves du secondaire. Au niveau des établissements universitaires, un semestre de stage devra avoir lieu au cours de la licence et un an avant le master. Pour ce faire, les universités doivent créer un service d'accompagnement pour la recherche de ces stages et passer des accords avec des entreprises de façon à créer une relation continue. Les entreprises doivent se mobiliser pour accueillir les étudiants stagiaires dans le cadre de convention de stage tripartite (entreprise, établissement universitaire et étudiant), les former et les accompagner avec des tuteurs clairement désignés. Les stagiaires doivent être décemment rémunérés. Par ailleurs, il y a lieu de renforcer les formations en alternance, à l'instar des métiers de la santé et permettre aux étudiants de quitter les universités pour des expériences professionnelles consistantes et y revenir aisément. L'heure des vrais choix Le choix de la massification de l'université tunisienne illustre bien ce que les Européens disent toujours de nous «Les Tunisiens se créent des problèmes, ensuite ils essayent de les résoudre... !». A cela une citation de John Fitzgerald Kennedy illustre tout aussi bien que la Tunisie peut relever le défi de l'employabilité des diplômés de l'enseignement supérieur: «Nos problèmes ont été créés par l'homme et nous pouvons donc les résoudre. Nos possibilités ne connaissent pas de limites. Aucun problème humain ne va au-delà de nos capacités». Les représentations patronales, telles que l'Utica, Conect ou encore l'Iace, les associations professionnelles et la société civile, devraient être sollicitées par le ministère en concertation avec les rectorats et les établissements universitaires forts de légitimité fraîchement conquise lors des dernières élections pour la mise en place d'une feuille de route engageante pour l'ensemble des parties prenantes. La Tunisie ne peut se permettre de produire deux générations désenchantées successives !