Par Soufiane BEN FARHAT Comme toujours, face aux grandes problématiques, les élites et la masse divergent. La crise européenne le confirme. Si les élites dirigeantes européennes campent volontiers le volontarisme, les peuples sont plutôt pragmatiques et réalistes. A l'optimisme à tout vent des premiers correspond la sinistrose non déguisée des seconds. Pas plus tard qu'avant-hier, la Chancelière allemande Angela Merkel et le Président français Nicolas Sarkozy sont tombés d'accord pour renforcer la gouvernance économique de l'Union européenne. Leur accord prévoit la tenue de réunions au sommet des pays de la zone euro en cas de nécessité. Il s'agit de renforcer le pacte de stabilité et de croissance européen, quitte à recourir au besoin à la modification des traités. "Il faut que les 27 chefs d'Etat et de gouvernement s'entendent comme un gouvernement économique de l'Europe", a dit la Chancelière allemande. En d'autres termes, les Etats-Unis d'Europe devraient se mettre en branle. Même si, aux yeux de Merkel, "il ne s'agit pas de créer de nouvelles institutions, il s'agit de pouvoir agir de façon pragmatique et efficace". A situation exceptionnelle, remède de cheval. Les pays européens jugés laxistes sont même menacés de sanctions. Au besoin, ils seraient passibles d'interdiction de leur droit de vote européen. L'Allemagne et la France ne semblent guère tolérer les fausses notes et contre-performances dans le ban et l'arrière-ban. Parce que ces deux pays ont tôt fait de s'ériger en état-major de fait de l'Union européenne. Et les généraux décidés ne sauraient guère tolérer les troupes ronron et autres officiers félons. La compagnie est prévenue ! Côté peuples, c'est un autre son de cloche. Selon le baromètre TNS/Sofres-Publicis Consultants sur le moral économique des Français, plus de six Français sur dix pensent que l'euro a tendance à aggraver les effets de la crise. Ainsi, ils sont 62% à estimer que la monnaie unique aggrave les effets de la crise. Et ils ne sont que 28% à penser le contraire. Le verdict de l'opinion est particulièrement sévère auprès des catégories populaires : 76% des ouvriers et 85% des employés pensent que l'euro est un facteur aggravant de la crise. Les auteurs du sondage mettent en cause principalement la généralisation de l'euro. Ils citent volontiers "la permanence dans l'opinion française du péché originel du passage à l'euro: l'augmentation des prix, principal responsable de l'euroscepticisme". Cela se télescope par ailleurs avec l'amertume des effets pervers des crises grecque, espagnole, irlandaise, portugaise et italienne : "Plus globalement, les craintes vis-à-vis de l'euro rejoignent celles qui concernent l'Europe, elle-même présentée sous un aspect peu positif depuis plusieurs semaines". Plusieurs semaines ? Le constat est optimiste. Cela fait des années que le citoyen européen lambda supporte le joug de l'enrichissement vertigineux du coût de la vie. Il subit en sus les effets cumulatifs et lancinants de la récession, du chômage rampant et de la remise en cause des acquis sociaux des Trente Glorieuses (décennies cinquante, soixante et soixante-dix du XXe siècle). Le citoyen européen moyen est exsangue. Désabusé, il fait la moue. Il ne croit plus en rien, ou presque. D'abord immobilière et spéculative puis tour à tour financière, économique et institutionnelle, la crise prend de nouvelles significations à l'échelle de la représentation. C'est devenu une question de légitimité. Nul pouvoir, nulle gentilhommière ou dignité n'en est à l'abri des contrecoups vicieux. En Espagne, certains dirigeants en sont venus à adopter des attitudes tant décriées, jadis, dans nombre de pays du tiers-monde, notamment en Amérique latine. On espère un triomphe dans la Coupe du monde de football pour berner et chloroformer l'opinion particulièrement mise à mal par la crise. Ignacio Camacho en a rendu compte dans ABC : "Un message d'espérance dans un panorama dévasté…L'Espagne est candidate au triomphe, certes pas favorite, mais cette aspiration constitue déjà, en soi, une avancée décisive. Notre gouvernement tourmenté par la crise s'autorise lui-même à rêver à ce baume d'optimisme à grande échelle que serait une victoire. Ce n'est pas une question frivole : dans un climat sordide marqué par l'appauvrissement et la faillite, dans un paysage social détérioré et défaitiste, le football renverse l'humeur dominante et, dans son apparente trivialité, nous ouvre un espoir objectif de victoire. C'est un message d'espérance dans un panorama dévasté. Qui pourrait croire qu'il ne s'agit que d'un jeu". Oui, ici comme ailleurs, il ne s'agit pas que d'un jeu.