C'est par le verbe que cela commence, un verbe nocif, destructif et meurtrier... Toutes les sociétés, tous les régimes qui ont pensé le contraire, l'ont payé cher Avec cette déflagration terroriste, les autorités tiraillées de partout, sont-elles réellement déterminées à s'attaquer au cyber-jihadisme ? Ont-elles seulement le temps et les moyens humains et techniques nécessaires ? Parce qu'un petit tour par les réseaux sociaux nous conduit à nous poser cette question et bien d'autres associées, autrement plus graves. Qui se cache derrière ces pages ? Pourquoi continuent-elles à prospérer alors qu'au regard des messages véhiculés, elles tombent sous le coup de la loi ?D'autant que la communication par le Net est plus que dévastatrice, par la célérité de diffusion qu'elle garantit et par le sceau d'anonymat protecteur qu'elle confère. C'est à visage masqué que des jihadistes, autant dangereux que manipulateurs, s'adonnent à leur guerre contre le peuple tunisien, via le Web, sans être spécialement inquiétés. La page qui a la vedette en ce moment s'appelle «Lajnat massajed lekram» (comité des mosquées du Kram). Son contenu reflète parfaitement la situation dans la nébuleuse jihadiste tunisienne : double langage, apologie du jihad, connivence ouverte, takfir (excommunication), et allégeance à Al Qaïda et Ansar sharia. Les fetwas condamnant à mort tous azimuts, la démocratie, l'Etat civil, les intellectuels, les médias, l'opposition laïque, les forces de sécurité et l'armée, sont relayées impunément par cette page et ses consœurs. Des messages affligés par la «Ouma en pleine déperdition» ou belliqueux, truffés de promesses de vengeance, appellent à «éliminer ces apostats de la surface de la Terre». Une autre version La page s'ouvre sur l'actualité récente en Tunisie, c'est-à-dire les événements de Goubellat. Et on découvre que six des membres du groupe de Goubellat, tués dans les affrontements avec l'armée nationale, sont issus du Kram. Mieux encore, leurs photos et leurs bios sont mises en ligne. La page publie peu de temps après, les événements et la photo d'au moins l'un des morts, juste après les affrontements. Son poitrail est encore ensanglanté et on voit bien que la photo a été prise immédiatement après l'échange des coups de feu, probablement par l'un de ses camarades. Comment a-t-elle cheminé jusqu'à cette page ? La même page publie ensuite la liste des six morts, en les entourant d'un halo de sainteté. Ils sont présentés comme des martyrs, des héros et des modèles à suivre. Elle annonce presqu'en temps réel, les obsèques et lance un appel aux jeunes de la région à venir nombreux, et ne tarde pas à montrer en temps réel les premières photos des obsèques, de deux d'entre eux, suivies par plusieurs dizaines de jeunes et moins jeunes, si l'on en juge par ces photos qui ont fait rapidement le tour des réseaux. La reconnaissance de l'implication dans les événements de Goubellat est indéniable, même si elle est tacite. Dans leur narration, les soldats de l'armée assimilés au «taghout » (un terme équivalant à une condamnation à mort) ont utilisé l'aviation militaire, car « ils n'ont pas le courage d'affronter les frères au combat». Ces « frères sont morts avec courage et détermination », jugent-ils encore. Ce sont « des martyrs, à notre avis » ; réserve religieuse ajoutée par précaution, puisque seul Dieu est habilité à classer les morts dans la prestigieuse catégorie des martyrs ou pas. Fait curieux, la version qui circule maintenant dans l'univers jihadiste, est que les cinq ou six personnes en question ont été préalablement enlevées par la sécurité du « Taghout » pour être tués à Goubellat dans une mise en scène. Le terrorisme commence-t-il lorsqu'on prend une arme ? Les relations au moins de connivence, au pire d'allégeance, avec Ansar Charia et Al Qaïda sont évidentes, ne serait-ce qu'à travers la publication des communiqués des deux émirs, Aymen Zawahiri et Abou Yadh, ils ne s'en cachent pas. Et ici et là, au fil des pages, des leitmotives reviennent sur les règles à professer aux « frères jihadistes » ; la prédication doit être publique, l'action de préparation, elle, (aux opérations militaires) est nécessairement clandestine. Les générations futures de jihadistes sont fièrement exhibées : des petits garçons de 4 ou 5 ans, photographiés en Tunisie, habillés de treillis militaires et portant des armes factices en bandoulière ; des petites filles du même âge portant le niqab. Dans le même registre d'initiation ; les jeunes sont encouragés à participer à l'action dans leurs pays, mais l'étranger n'est pas exclu. L'apologie du Jihad en Syrie et en Irak est mise en relief, ainsi que dans tout le Maghreb. Car la Tunisie n'est qu'un « morceau d'un ensemble démembré, la Oumma » a-t-on décrété. Qui sont les administrateurs de ces pages ? L'institution sécuritaire, les brigades antiterroristes le savent-elles ? Si c'est non, c'est grave. Si c'est oui, c'est plus grave encore. Pourquoi il n'y a pas d'arrestations et de poursuites, en tout cas connues à ce jour ? Posée au ministère de l'Intérieur, cette question trouve une réponse mitigée, laconique, à la limite de la langue de bois, «Ces pages sont connues de nos services et suivies de près. Nous ne pouvons donner de plus amples informations». Evidement, la décision de combattre ces pages, de les éliminer de la toile cybernétique, ne saurait être intra-administrative, mais hautement politique. Décision qui ne vient toujours pas. A ce stade, une étude comparative pourrait apporter un éclairage édifiant : au début de la décennie noire qui a ensanglanté l'Algérie, ou en Egypte aux moments des grosses vagues d'attentats. La guerre a été décrétée ouvertement contre la société non jihadiste, d'abord par la prédication et l'embrigadement verbal. Tout cela nous amène, par voie de fait, à poser la question quant à la détermination de l'Etat tunisien à faire face au terrorisme. Le terrorisme commence-t-il lorsqu'on prend une arme ? C'est la thèse répandue et défendue par certains courants politiques et idéologiques dans notre pays. Ou bien lorsqu'on appelle à le faire ? Le terrorisme est une chaîne dont l'élément essentiel n'est pas la prise d'armes, qui en est l'étape ultime, mais l'apologie du jihad, la diffusion de la haine, les appels aux meurtres, l'excommunication. C'est par le verbe que cela commence, un verbe nocif, destructif et meurtrier... Toutes les sociétés, tous les régimes qui ont pensé le contraire, l'ont payé cher.