Olivier Bloch est l'un des principaux philosophes français contemporains. Aujourd'hui, professeur émérite de la Sorbonne (Université de Paris I), il poursuit ses activités de recherche dans les domaines dont il est devenu un spécialiste incontesté ; l'histoire des philosophes matérialistes de l'Antiquité et de l'âge classique. Ses publications sont nombreuses : on n'en compte pas moins d'une demi-douzaine au cours de ce siècle. Voici pour le lecteur le fruit d'une rencontre, où le plaisir de la compagnie se mêle à celui d'une balade à travers différents sujets. (En raison de la longueur du présent entretien, nous le présentons à nos lecteurs en trois parties. Ndlr) Vous avez participé à la fondation du «Comité international d'initiative pour l'inventaire des manuscrits philosophiques clandestins des XVIIe et XVIIIe siècles» et créé la revue La lettre clandestine. Voudriez-vous bien nous parler de l'affaire des «fausses lettres» : Les «lettres» inédites de Descartes à Chanut étaient-elles authentiques ? Certains s'en sont scandalisés. Pourquoi les avoir publiées? C'est avant tout un divertissement, un «canular», jeu ou supercherie comme on voudra, auquel je me suis livré ces deux dernières années. J'ai fait paraître sous mon nom en 2008 dans la revue Dix-septième siècle (n°240, 2008/3, pp.549-558) un article intitulé «Sur une correspondance inédite de Descartes», et j'ai publié l'an dernier dans la revue italienne Historia Philosophica (Pise et Rome, n 7, 2009, p.91-94), en guise de suite de l'article en question, un second texte qui se donne comme présentant et éditant la onzième des lettres de cette prétendue correspondance. La note 1 de chacun des deux articles renvoie à des versions pseudonymes, virtuelles, et donc clandestines de ces textes, intitulées respectivement, en l'occurrence, Le chat de Mr Descartes, et Le chat de Mr Descartes (suite): comme on le voit, il s'agit de lettres que le philosophe aurait adressées à son chat, et les citations qui en sont données, comme le récit tiré dans le premier texte des Mémoires d'un valet qui aurait été à son service dans les années 1640, sont un pastiche de la langue de l'époque, et de celle de Descartes en particulier, fabriqué à partir de citations authentiques, inventées, ou truquées, de ses œuvres. On voit mal, surtout dans la première des deux publications, comment il était possible de s'y laisser prendre ; il semble toutefois, à ce qu'on m'a rapporté, que certains soient tombés dans le piège, qui n'aurait dû pourtant être à mes yeux qu'une plaisanterie, ce qui expliquerait qu'ils s'en soient scandalisés, pour reprendre les termes de votre question. C'est en tout cas une telle mésaventure qui est arrivée à un collègue italien qui, au vu du texte paru dans Historia Philosophica, lui avait consacré dans un grand journal italien, à la fin de sa recension d'une importante édition nouvelle de la correspondance de Descartes, une colonne élogieuse comme s'il s'agissait d'un inédit authentique, avant de publier quinze jours plus tard dans le même journal un rectificatif qui reste néanmoins, lui, très bienveillant, ce dont je lui sais gré. Je publierai de mon côté dans le prochain numéro de Historia Philosophica un bref rectificatif expliquant que je m'étais moi-même laissé duper par un faussaire imitant à la perfection l'écriture de Descartes… Vous venez de publier Molière : comique et communication (Le Temps des Cerises, 2009.). Comment situez-vous cet auteur classique par rapport à la conjoncture philosophique de son temps ? Le livre en question fait suite à celui que j'avais publié à Paris en 2000 chez Albin Michel sous le titre Molière/Philosophie. J'y montrais comment Molière dans ses comédies entretenait une familiarité profonde, sous les apparences, avec la philosophie en général, et les philosophes de son temps en particulier, et les philosophèmes : thèmes, concepts, problèmes, qu'il y trouvait, à la fois pour les mettre en question, et pour en tirer des effets comiques qui ne se bornent pas, loin de là, à les tourner en dérision. Mon dernier livre part de la question de savoir comment de tels philosophèmes peuvent servir effectivement chez lui à produire du comique, et conduit du coup à s'interroger sur ce qu'il en est du comique en général : j'y vois en fin de compte une manifestation de toute une série de ruptures de la communication en général, dans tous les sens de ce dernier terme, ruptures et comique que l'on peut ranger peut-être sous la catégorie de ce qu'un proche de Molière, voire Molière lui-même, décrit et analyse dans la Lettre sur la comédie de l'Imposteur anonyme sous la catégorie de la «disconvenance» qui constitue selon lui l'essence du «ridicule». Or je crois pouvoir constater que la problématique dominante en philosophie à l'époque de Molière – soit dans la décennie 1660-1670 et ses franges – est, dans le prolongement de la philosophie de Descartes et de ses apories, celle justement de la communication, dont les théoriciens sont les créateurs de ce qu'on nomme l'occasionalisme moderne, en même temps, et ce ne peut être un hasard, qu'ils figurent, tels De La Forge et surtout Cordemoy, parmi les relations de Molière, lequel en tire des pastiches ou citations plus ou moins cachées. On retrouve là, contrairement à un préjugé répandu, la dominance chez lui du rapport au cartésianisme plutôt qu'à la figure de Gassendi, rapport que confirme par ailleurs les relations d'amitiés étroites qu'il entretenait avec le grand cartésien qu'était Jacques Rohault, mort quelques semaines avant lui. Cet arrière-fond philosophique ne saurait bien entendu être compris en termes de dépendance directe, mais devrait être tenu, à mon sens, pour participant d'une structure sociale et idéologique propre à l'époque. Du côté du rire de Molière en tout cas, il doit permettre au spectateur, et donc aux rieurs, de rétablir entre les hommes cette communauté dont les gestes et propos exhibés sur la scène manifestent la fracture : le rire, comme on dit, est communicatif… Il est évident qu'au temps de Molière, l'humour permettait d'éviter la censure, lorsque l'on émettait des idées subversives. Pensez-vous que l'humour de notre époque ait conservé l'esprit des Lumières ? Je pense que c'est bien le cas, sous des figures différentes selon la structure des sociétés, la nature des régimes politiques, et les figures du pouvoir. Dans le type de société comme celle où je me trouve, l'humour est un moyen, le plus efficace peut-être, de se soustraire à la pression qu'exercent sur les consciences la doxa contemporaine, l'opinion commune, fabriquée ou véhiculée par les media, plus ou moins directement manipulés par les puissants, et plus largement par les dévoiements du langage lui-même, qui tend à imposer par exemple à chacun le conformisme du «moralement» et «politiquement correct» sur le mode de l'autocensure, consciente ou non. L'humour moderne est de ce point de vue, dans la droite ligne des Molière, Swift, Voltaire, Diderot, etc., un moyen, le plus efficace peut-être, de briser ces barrières-là, et il est bien en cela l'héritier légitime des Lumières.