Trois économistes allemands Jörg Krämer (Commerzbank), Ulrich Kater (DekaBank) et Thomas Meissner (DZ Bank) voient la Banque centrale européenne (BCE), dont le Conseil s'est tenu tout récemment, dans une phase critique tout en saluant ses interventions professionnelles pour surmonter la crise. La BCE a emprunté un chemin inédit en achetant des obligations d'Etat de plusieurs pays en difficulté dans la zone euro. Certains, comme le président de la Bundesbank, y voient un risque inflationniste. Qu'en est-il ? Jörg Krämer : l'inflation menacerait si la BCE achetait trop longtemps et en trop grande quantité ces obligations. Car cette politique conduit in fine à créer de la monnaie. Il est donc possible que la prochaine phase de croissance, d'ici à deux ou trois ans, démarre avec une trop grande masse monétaire en circulation. A terme, il va devenir plus difficile à la BCE de maintenir l'inflation sous les 2%. Ulrich Kater : les risques qui pèsent sur le bilan de la BCE et la stabilité des prix sont relativement réduits, en particulier au regard d'autres banques centrales. Ce qui a compté, en l'occurrence, est d'assurer la stabilité des marchés financiers, pas le sauvetage des Etats. La BCE doit souligner qu'elle ne va pas se porter garante sans limite pour les fautes commises dans la conduite des finances publiques. Thomas Meissner : la BCE a précisé que, tout en achetant de la dette souveraine, elle «stérilise» ces achats. Le retour de l'inflation ne dépend ainsi pas des achats d'obligations, mais de la prochaine phase de croissance, si tôt qu'elle arrive. Les craintes d'inflation sont particulièrement ressenties en Allemagne. Ne faut-il y voir que de vieux fantasmes liés au spectre de la grande inflation datant du siècle dernier? Ulrich Kater : je ne le crois pas, car ce n'est pas seulement la BCE, mais toutes les banques centrales qui font face actuellement à un immense conflit potentiel entre les objectifs de stabilité des marchés financiers et du niveau des prix. Pour l'heure, ce conflit ne s'est pas encore manifesté dans la réalité car l'inflation reste contenue. Si les attentes en la matière devaient apparaître sur les marchés, alors les banques centrales devraient décider comment réagir. La BCE aurait, le cas échéant, l'occasion de restaurer sa crédibilité. Thomas Meissner : l'hyperinflation au siècle dernier, lors des années 1920 et après-guerre, a sans conteste traumatisé les esprits au sein du peuple allemand. Mais l'histoire du deutsche Mark fort et de l'euro contribue à un regain de confiance, en particulier chez les jeunes générations, envers les tenants de la politique monétaire. L'Allemand de la rue voit dans le même temps l'intérêt que pourraient tirer les ministres des Finances des pays endettés de la zone euro à voir une inflation resurgir. Mais les politiques ne peuvent décréter l'inflation. En somme, il me semble que les positions sur le sujet ne diffèrent pas énormément entre pays de la zone. Même si le contexte actuel fait que certains Allemands ont une propension à placer leurs économies dans des achats d'or, je ne crois pas que ce phénomène soit durable. Pouvez-vous imaginer une intervention de la BCE pour soutenir le cours de l'euro, comme elle l'a déjà fait une fois par le passé? Jörg Krämer : à l'heure actuelle, la BCE ne peut pas soutenir le cours de l'euro. Car, en achetant des obligations d'Etat, elle augmente la masse de monnaie et cela pèse sur le taux de change entre euro et dollar. Ulrich Kater : le cours de l'euro ne présente pas pour le moment un danger, les perspectives d'inflation demeurant basses. Mais si le scénario d'inflation se précisait, alors ce ne serait pas des interventions sur les marchés des devises mais des hausses des taux d'intérêt qui seraient à décider en priorité pour soutenir la monnaie. Thomas Meissner : les gardiens de l'euro s'inquiètent surtout de la rapidité dans l'évolution du taux de change avec d'autres monnaies. Lorsque l'euro est tombé à 0,85 dollar, la BCE a réagi à un niveau donné, pas à un mouvement. Les observateurs voient dans la chute actuelle de l'euro le reflet d'une crise de la balance des paiements. Certes, l'Europe fait face à une vague de mauvaises nouvelles, tandis que l'on n'entend rien de très négatif des Etats-Unis, à part la catastrophe pétrolière dans le golfe du Mexique. Mais la situation économique américaine aussi n'est guère reluisante ! La BCE va-t-elle sortir de la crise comme une seconde Fed, ou bien conserver son visage actuel ? Jörg Krämer : durant ses premières années d'existence, la BCE s'est fortement inspirée de la ligne orthodoxe de la Bundesbank. La réputation de cette dernière, acquise lors des décennies précédentes, devait rayonner sur la jeune institution européenne. Entre-temps, celle-ci a pris de la distance avec cet héritage. Les récents développements montrent que la BCE se déplace, lentement mais sûrement, en direction d'une stature de banque centrale anglo-saxonne. Ulrich Kater : tant la BCE que la Fed ont eu des problèmes semblables à résoudre durant la crise, allant de la stabilisation des marchés financiers à la restauration de la confiance. Les attributs de la BCE diffèrent toutefois sensiblement de ceux de la Fed et en Europe ; l'importance du système bancaire face aux marchés financiers est bien moins forte. Il faut souligner que la BCE a agi de manière très professionnelle et a préservé son vrai visage dans les circonstances actuelles. Reste à savoir si sa stratégie va produire à terme les effets attendus. Thomas Meissner : la BCE agit dans un contexte administratif et politique qui est européen, avec quantité de ministres des Finances et chefs de gouvernement en face d'elle, au lieu de n'avoir qu'un seul exécutif. Les similitudes entre les deux institutions reposent jusqu'à présent sur la mise en œuvre de mécanismes de politique monétaire. La Fed a repris durant la crise une pratique de la BCE en procédant à des adjudications de liquidités. Si l'inflation devait à nouveau surgir, la BCE agirait plus promptement, tandis que la Fed laisserait davantage faire. Cela ne résulte pas que d'un héritage allemand de la BCE, mais bien de la culture de stabilité que recherche l'Europe.