Par Hmida Ben Romdhane Après des mois de négociation, et alors que l'accord d'association entre l'Union européenne et l'Ukraine était fin prêt, le président ukrainien, Viktor Ianakouvitch, à la surprise générale, fait volte-face et refuse de signer. C'était suffisant pour déclencher des manifestations de rue où des milliers d'Ukrainiens ont exigé la signature de l'accord avec l'UE. Il faut dire que l'UE, tout en acceptant de négocier un accord d'association avec l'Ukraine, a posé quelques conditions à sa conclusion : la libération de l'opposante et ancien Premier ministre, Loulia Timochenko, ainsi que des mesures de libéralisation de la vie politique ukrainienne. Ces conditions posées par l'UE ont probablement facilité la tâche de la Russie qui, visiblement, a exercé suffisamment de pression sur le président ukrainien pour le convaincre de ne pas signer l'accord. Si l'on se place dans une perspective exclusivement économique, on peut dire qu'un accord d'association UE-Ukraine pourrait être bénéfique pour la Russie aussi, compte tenu de la forte intégration des économies russe et ukrainienne. Mais pour Moscou, les considérations économiques disparaissent là où il y a de grands défis stratégiques à relever. Depuis l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, les Russes ont perdu beaucoup de territoires et ont vu leur influence mondiale se réduire comme une peau de chagrin. Ils n'oublieront pas de sitôt la « trahison » de George H.W.Bush qui, après avoir promis à Mikhaïl Gorbatchev de ne pas permettre à l'Otan d' « absorber » les anciens membres du Pacte de Varsovie, n'a rien fait pour arrêter le rouleau compresseur de l'Alliance atlantique qui, après l'intégration de la République tchèque, se trouve aujourd'hui aux frontières de l'Ukraine. Autant dire à proximité de la Russie. Les Russes n'oublieront pas de sitôt non plus le « coup de 2008 » quand la Géorgie, soutenue alors par Washington, avait envahi le sud de l'Ossétie, ce qui avait provoqué une réaction militaire russe. Les appels désespérés sur CNN de l'ancien président géorgien, Mikhaïl Shaakashvili, à une intervention des troupes de l'Otan, bien qu'ils fussent restés sans réponse, n'en avaient pas moins convaincu les Russes qu'ils faisaient l'objet d'un « encerclement américano-atlantiste » par l'est et par l'ouest. Depuis qu'il tient les rênes du pouvoir en Russie (deux mandats de président, un mandat de Premier ministre et un nouveau mandat de président), Vladimir Poutine est animé par une idée fixe : rendre à la Russie l'influence et le prestige dont elle jouissait du temps de l'Union soviétique. Si l'on en juge par le nombre de points qu'il est en train de marquer sur la scène internationale, on peut dire qu'il est sur la bonne voie. Ce n'est pas sans raison que le magazine « Time » l'a qualifié récemment d' « homme le plus puissant du monde », titre monopolisé depuis des décennies par les locataires de la Maison-Blanche. En 2008, Poutine s'est opposé militairement avec succès à une tentative de « déstabilisation » de la Russie à partir de l'Asie centrale. Aujourd'hui, après la volte-face ukrainienne face à l'Union européenne, il semble mobilisé pour s'opposer à l'élargissement de l'influence occidentale qui n'est plus très loin de la Russie. Mais Poutine ne se cantonne pas dans une stratégie défensive. Depuis qu'il est au pouvoir en Russie, il n'a pas cessé de disputer l'influence américaine dans la région Golfe-Moyen-Orient, imposant la Russie comme un acteur majeur avec qui il faut compter chaque fois qu'il s'agit de traiter un grand dossier de cette région bouillonnante. Les succès enregistrés par la diplomatie russe dans les dossiers du nucléaire iranien et de la guerre civile syrienne sont à mettre à l'actif du président Poutine dont la détermination a empêché une intervention militaire américaine, forcément catastrophique, contre la Syrie, et probablement une intervention israélienne contre l'Iran aux conséquences incalculables. Poutine n'est ni un homme exceptionnel ni un homme providentiel. C'est un homme chanceux. Il est arrivé au pouvoir à une période où les prix du pétrole et du gaz, dont la Russie est très généreusement pourvue par la nature, sont à des sommets historiques. Cette manne du ciel a libéré Poutine de la contrainte des crédits occidentaux et de leurs conditions étouffantes, et lui a donné les moyens de sa politique de restauration de la fierté et de l'influence des deux Russies successives, l'impériale et la soviétique. Beaucoup de manifestants ukrainiens qui criaient « Dehors Poutine », en référence au rôle qu'aurait joué le président russe dans la non-conclusion de l'accord Ukraine-UE, savent pertinemment qu'ils mourraient de froid si Vladimir Poutine leur fermait le robinet du gaz. Ils savent fort bien que l'accord d'association avec l'Europe qu'ils défendent en défiant dans la rue le froid glacial, ne peut en aucun cas remplacer le gaz et le pétrole russes. Mais c'est leur grande frustration de voir leur « rêve européen » s'évaporer qui les met en colère. Bien qu'ils soient russes de père en fils de 1793, date de l'intégration de l'Ukraine dans l'empire tsariste, jusqu'à l'effondrement de l'URSS en 1991, beaucoup d'Ukrainiens, et principalement la jeunesse, rêvent de devenir « européens ». Et si ce rêve se trouve aujourd'hui confronté à quelques obstacles, il n'est peut-être pas judicieux de faire assumer la responsabilité exclusive à Poutine. La responsabilité est à rechercher aussi du côté des conditions que l'UE exige que les Ukrainiens remplissent avant d'apposer leur signature sur l'accord d'association.