Il n'est pas rare que la critique (que la musicologie même) traite des problèmes de la musique tunisienne et (ou) arabe sous l'angle de la mondialisation et de la spécificité culturelle. Cette approche pèche, néanmoins, soit par excès «d'impressionnisme» (trop axée sur les jugements de valeur) soit par «partis pris esthétiques» (classique-moderne, ancien-nouveau). Le résultat étant que la question, pourtant déterminante, demeure encore en l'état : c'est-à-dire au stade de la simple opposition de vues. Une récente, et excellente étude, de Myriam Lakhoua (*), musicologue tunisienne, enseignante universitaire, vient fort heureusement suppléer au manque, en définissant les concepts, en distinguant les contextes, en prenant surtout la juste distance par rapport aux attitudes subjectives et aux «arguments idéologiques». L'étude s'intitule : Musique locale tunisienne et mondialisation : entre autonomie musicale et autonomie commerciale. Elle couvre, en fait, l'ensemble de la musique arabe. Une bonne hypothèse de départ (que n'y a-t-on pensé ?) : l'examen de la création musicale dans nos contrées, «de sa nature ainsi que de son mode de production, de diffusion et de perception, permet de mesurer l'impact de la mondialisation sur un univers musical donné et, simultanément, le degré d'autonomie de celui-ci…». Préalables L'hypothèse suggère nombre de questions et suppose une clarification des données. Qu'entendre d'abord par mondialisation de la musique ? Un. «L'extraordinaire avancée des technologies de communication (télé, cinéma, ordinateur, téléphonie, Mp3, etc.) a donné aux populations du monde entier l'occasion de produire de nouvelles «culture hybrides» : alliances culturelles nées de la rencontre esthétique du monde moderne et du monde traditionnel. Deux : des structures industrielles et commerciales à dimension planétaire «qui permettent de contrôler le capital univers culturel, de façon à le transformer en un capital économique et commercial.» Mixage des styles et des genres musicaux, débouchant sur un label «world music». Nouvelles techniques de diffusion et de productions, marketing agressif : l'espace sonore mondial est «unifié», «standardisé», «consumérisé», le système de perception des musiques locales, traditionnelles, est sous la menace. Des interrogations dès lors : - Comment s'organise notre musique (tunisienne, arabe) dans cet univers mondialisé ? - Comment y réagit-elle ? - Comment des pays du Sud, comme la Tunisie, peuvent-ils conserver une part d'autonomie musicale ? Mais qu'entendre précisément par autonomie? Deux aspects encore : Un : l'autonomie musicale qui est «la capacité d'une musique à sauvegarder sa tradition locale, son mode traditionnel de création, de production et de perception». Trois défis majeurs (trois combats?) : le contenu esthétique propre, les moyens de le maintenir et de le répercuter. Deux : l'autonomie commerciale ou «la capacité d'une musique à s'adapter à un environnement mondialisé (globalisé), par le recours aux ressources technologiques, techniques et commerciales… seules à même de fidéliser des consommateurs subissant constamment les effets de mode et dont les goûts sont en constante évolution». L'autonomie musicale est stérile si elle n'est pas assortie d'un pouvoir de marché. Concession, compensation Après l'hypothèse et les questions, les réponses. Myriam Lakhoua distingue ici entre une nouvelle musique arabe principalement égyptienne, libanaise ou produite dans les pays du Golfe, et la musique locale tunisienne. La première, explique-t-elle en substance, a certes concédé une grande part de son autonomie musicale, d'abord dès la période post-coloniale avec l'abandon du takht, l'apparition de l'orchestre, l'emprunt des rythmes en vogue (exemple de Mohamed Abdelwaheb des années 40-50); ensuite avec l'apparition (de 1960 à nos jours) d'expériences musicales conjointes où l'exécution réunit des musiciens de cultures différentes, où l'interprétation mélodique simple (simpliste?) remplace l'interprétation modale maquémique (plus riche, plus nuancée), où les quarts de ton sont presque éliminés (beaucoup moins de rasd, de bayati, beaucoup plus de majeur, mineur et kordi), où le rythme sud-américain et les castagnettes relaient le bon vieux tempo et la traditionnelle darbouka (l'exemple de la chanteuse Hanine, vedette à guichets fermés des festivals de musique du monde). Cette nouvelle musique arabe compense, toutefois, ses nombreuses concessions esthétiques par une autonomie commerciale effective, du moins à l'échelle du continent. La démarche réussit — souligne l'auteure— parce que la modernisation de la musique en Egypte, au Liban et dans les pays du Golfe a trouvé comme un équilibre entre l'adoption des technologies les plus «adaptées à la nouvelle temporalité» (fabrication sophistiquée en studio, stratégie promotionnelle, multiplication des chaînes satellitaires, star-system, accès à tous les publics arabes, spécialisations, marchés organisés, etc.) et une certaine préservation identitaire (utilisation des dialectes arabes, des quarts de ton). A ces deux atouts, s'ajoute l'avènement du clip qui, par son apport visuel (choix de jeunes et belles chanteuses), favorise plus d'audience et contribue, sans doute, à asseoir, davantage, un genre musical uniformisé, en rupture totale avec le traditionnel, basé sur des textes et des mélodies faciles (répertoire rotanien). Authentique, pas économique Quelle est la réponse tunisienne à la mondialisation de la musique ? Dans l'ensemble, elle est à l'opposé de celles de l'Egypte, du Liban et du Golfe. L'environnement tunisien, observe Myriam Lakhoua, se caractérise par : — Le recours à une technologie peu sophistiquée, — Une commercialisation peu respectueuse de la loi sur la propriété intellectuelle — L'absence de sociétés de diffusion —L'absence d'une stratégie commerciale ou de médiation du produit musical tunisien — Le grand décalage de popularité par rapport aux vedettes de la chanson arabe. Une autonomie commerciale pratiquement inexistante. Et une création musicale, à l'exception du marché (relativement en hausse) du mezoued, sans contrepartie, ni perspectives économiques encore. Les choses sont moins «inquiétantes», en revanche, pour ce qui est de l'autonomie musicale. Pour le démontrer, Myriam Lakhoua part de quatre exemples‑: Hédi Donia, Ziad Gharsa, Samir Loussif et Mohamed Jebali. Et sa conclusion diffère selon les styles de chant et les répertoires adoptés. Les musiques populaires et traditionnelles (Donia, Loussif, Zied Gharsa) gardent, en général, leur spécificité. La spécificité du mezoued, de la chanson et du chant traditionnels réside dans leur dialecte purement tunisien, dans l'interprétation rythmique authentique, dans les instruments eux-mêmes (tar, darbouka, nay, mezoued) et dans les modes typiques de la mélodie (bien que Hédi Donia, Samir Loussif et bien d'autres du secteur recourent souvent aux maqâms orientaux : petit dérapage!) La chanson urbaine (ou wataria) n'a d'autonome, elle, que le dialecte (exemple d'un album de Mohamed Jebali). Le langage musical, au contraire, tente de suivre la vague moderne de la chanson arabe‑: source d'affaiblissement, à coup sûr. Reste que cette «préservation identitaire», à travers le mezoued, la chanson traditionnelle et la chanson wataria, rappelle pour finir Myriam Lakhoua, fonctionne un peu dans le vide car faute de se constituer un marché, faute de diffusion, de commerce propre, la musique tunisienne ne fidélise pas assez le public, ni ne l'éloigne, du reste, d'une chanson égyptienne et libanaise moderne, puissamment dotée, puissamment organisée, et qui exerce son influence sur la totalité de l'auditoire arabe. Ce n'était que le modeste résumé d'une étude remarquablement aboutie. Forcément on a eu des oublis (la question des publics), des raccourcis, des approximations. Une lecture intégrale de l'étude est recommandée. ––––––––––––––– (*) Myriam Lakhoua (in Deux Méditerranéens : les voies de la mondialisation et de l'autonomie) 2010. PUL