...Et cet enfant de dix ans, très quelconque et anonyme en cette fin des années 1950 dans le quartier de Halfouine, tapant de toutes ses forces, assis au bord du trottoir, sur une grosse tasse de tomate en guise de darbouka bien calée entre ses genoux, allait devenir, une vingtaine d'années plus tard, le numéro un, ou plutôt, comme on préfère l'appeler dans le quartier de Lafayette, le Maître absolu du mézoued en Tunisie. Un titre resté, en dépit de l'arrivée sur la scène des arts populaires d'une foule de nouveaux talents du genre, indétrônable. Aujourd'hui, l'homme, dont rien, sauf si l'on s'acharne à faire des calculs et des recoupements, ne dit — même approximativement — son âge, arbore un grand sourire de félicité, celle d'avoir réussi à devenir ce que, petit enfant, il rêvait d'être un jour : une star. Au cours de l'entretien, nous a échappé une question, franchement indélicate, à la réflexion : «Qui pensez-vous être capable de porter le flambeau après vous ?». A quoi, légèrement offusqué, il a répondu : «Hé Hé ! Mais je ne suis pas mort ! Je suis encore là. J'ai des projets en tête, j'ai des galas à honorer. Je ne suis pas fini, voyons !». Mais non, justement. Il est loin de toucher à sa fin. Le corps sec et fluet, le mouvement guilleret, la démarche encore juvénile et bien droite, il pourrait négocier farouchement si on le disait seulement quadragénaire. Mais qu'a-t-il fait pour garder cette jeunesse endurcie? Ou plutôt – c'est plus important –, qu'a-t-il fait pour être ce qu'il est devenu ? Il a un premier mérite que personne ne peut lui contester: avec lui, le mézoued n'est plus ce qu'il était. Jusqu'à fin 1979, les musiciens du mézoued s'asseyaient à même un matelas au sol, vêtus de «dengri» délavé, le buste dépoitraillé, et avalant, par intermittence, des verres de boissons alcoolisées. Fini tout cela. Avec lui, on ne fume même pas une cigarette, alors que le jean ou le «dengri» ont été remplacés par une tenue correcte, la même pour tout l'orchestre, et que des sièges se sont substitués au matelas. Le spectacle des bas-fonds et de la misère a complètement disparu. Une belle leçon, bientôt apprise par tous les professionnels des arts populaires de son genre. Dans le même temps, il est arrivé avec un look carrément spectaculaire par rapport à son époque, au genre en vigueur et la scène même : une chemise très ample au niveau des aisselles, un pantalon de haute couture italienne, des chaussures à reflets comme phosphorescents, et une danse assez particulière. Tout!... Il a tout fait pour révolutionner, éblouir, séduire et conquérir. Il l'a prouvé encore une fois cet été à Carthage, dans un spectacle signé Slim Sanhaji. C'est toutefois son autre côté persévérant qui mérite d'être signalé et souligné : à aucun moment de sa carrière, il n'a cherché à troquer sa vocation contre une autre, fût-elle des plus «nobles». Né et fait pour le mézoued, il lui a consacré son enfance, sa jeunesse, sa vie et son âme, tant et si bien que, ainsi imposé sur la scène nationale et étrangère par la magie de ses spectacles dont il a constamment hypnotisé les foules, il a ‘‘soumis'' de grands noms de la musique tunisienne, parmi ses détracteurs jurés (Salah Mahdi, Mohamed Triki, Tahar Gharsa, Hédi Jouini), à lui composer certaines de ses chansons. Et comment donc ne pas afficher aujourd'hui ce grand sourire de triomphe, de couronnement de toute une vie ? Un petit rappel, d'abord : quelle est à présent l'importance de votre répertoire ? Un peu plus de 300 chansons en 40 ans de carrière. L'aventure a commencé en 1967 à Paris avec un premier 45 Tours à titre amateur ; c'est à partir de 1975 qu'a réellement démarré ma carrière en tant que professionnel. Disons que j'aurais pu avoir 800 chansons si je m'étais mis à enregistrer pêle-mêle tout ce qui m'était donné de faire, j'ai préféré faire des chansons répondant au goût général du public. La moyenne, chez moi, c'est entre 8 et 10 chansons par an, même si, parfois, j'ai fait moins pour permettre l'écoulement du maximum possible d'albums, pour ne pas brûler les étapes. Cela étant, je reste lié par des contrats avec de grandes sociétés de production qui assurent la diffusion, un peu partout dans le monde, tout comme avec les grands organismes de droits d'auteur, telle la Sacem ou autre. Cette année, à Carthage, on a remarqué un recul dans le nombre des spectateurs ayant assisté à votre spectacle, on est loin en tout cas du succès de 2004... C'est vrai. Je dois dire d'abord que j'étais moi-même surpris par la date qu'on m'avait fixée, c'était à seulement 9 jours du spectacle. C'est très peu, 9 jours, et pour les préparatifs et pour les répétitions. Ça ne me ressemble pas de ne pas respecter mon public et de manquer de respect à ma propre personne ; Carthage, ce n'est pas un jeu. Mais comme on voulait que je fasse partie du premier peloton (premières soirées), j'ai accepté non sans inquiétude : un spectacle se prépare tableau par tableau, ça nécessite même une recherche. Or, je n'avais que 9 jours pour tout préparer, ce qui m'a obligé à faire appel à des musiciens de Sousse, Sfax, le Kef, le Jérid... Tout était fait à la hâte, mais, malgré tout, j'étais prêt le jour J. Sauf que la publicité n'a pas vraiment été à la hauteur du spectacle : ni affichage public ni grand tapage. Ce que je peux dire maintenant, c'est que j'ai accompli ce qui m'était demandé de faire, j'ai présenté un spectacle artistique digne et qui compte dans mon parcours. J'ai la conscience tranquille. Mais tout le reste me dépasse. J'en profite, à propos, pour remercier vivement le ministre de la Culture qui m'a beaucoup honoré par sa présence. On ne compte plus de nos jours le nombre de professionnels évoluant dans le domaine du mézoued. Où vous classeriez-vous ? Tout le monde sait que lorsque j'ai commencé à faire dans le mézoued, il n'y avait ni école ni rien de tel pour initier aux instruments de percussion et encore moins à l'instrument de base ou au chant. Quand, en 1967 en France, j'ai lancé ce genre, il n'y avait point de chanteur dans le même registre, même Ismaïl Hattab était à l'époque un chanteur bédoui, dans le style Guêfla t'syr. Ce qui fait qu'il n'y avait ni grands spectacles ni tournées à travers le monde. Aussi, ce qu'a fait Habbouba était-il une école en soi, et de fait. Où me classer aujourd'hui ?!... (rires)... Que voulez-vous que je vous dise ?... Je n'ai pas à me classer. Sans prétention aucune, je dis tout simplement – excusez-moi de le dire ainsi – que je suis et je reste une école. Il est vrai que cette école a donné le jour à de bons éléments. A de mauvais aussi, d'ailleurs... Justement, qui citeriez-vous parmi les bons éléments ? Je cite volontiers Samir Loucif, Walid Tounsi, Hédi Donia, Noureddine Kahlaoui, Salah Farzit, et j'en oublie... Lors des grandes manifestations, tels les festivals, la part du lion profite toujours aux orchestres à instruments à cordes, le mézoued n'en récolte même pas 1 %. Pourquoi, d'après vous ? A ce jour, le mézoued n'a pas eu la place qu'il mérite. La faute revient précisément à ces grands orchestres à cordes qui, de tout temps, ont tenu à fermer la porte au nez de cet art. Par le passé, j'ai été interdit, durant plus de vingt ans, de radio et de télévision. En 1988, il y a eu une première, mais elle fut terrible : mon passage à la radio a coûté leurs postes à maints responsables. Quant à moi, j'ai été de nouveau mis à l'écart, bien entendu. Il a fallu attendre Nouba en 1991 pour que notre secteur connaisse un soupçon d'intérêt et d'ouverture. A l'époque, j'ai bien averti Fadhel Jaziri que j'étais interdit, mais il s'est montré téméraire. Je lui ai alors rassemblé tous les artistes et les musiciens des arts populaires. Pour revenir à votre question, je dirais que l'art populaire est victime de son propre succès. Pour s'en persuader, il n'y a qu'à voir les grandes vedettes tunisiennes –sans exception aucune– qui bifurquent systématiquement vers les chansons du mézoued. En plus, quiconque, sans répertoire propre et/ou sans succès auprès du public, n'a qu'une seule échappatoire pour se faire un peu de succès : chanter du mézoued. Cela étant, il y a lieu de comprendre que le mézoued n'est pas importé, il puise ses origines dans ce pays, dans notre Tunisie profonde. Ce que j'ai fait, moi, c'est dépoussiérer ce legs et le présenter sous un nouveau jour, forcément meilleur. Je l'ai, en quelque sorte ennobli, en lui ôtant son côté vulgaire, voire obscène parfois. Je ne suis pas contre ces vedettes, hommes comme femmes, qui se rabattent sur le mézoued pour se faire – ou consolider — une popularité auprès de leurs publics ; je me demande tout simplement où se trouve la spécialité dans tout cela ?... En Europe, en Occident, ce mélange des genres n'existe pas. Chacun garde son propre style, son propre registre, donc son propre public. Chez nous, tout le monde fait du mézoued, tout le monde interprète les chansons de Habbouba et vont encore le faire, j'en suis convaincu. Comment et où, justement, classer ces chanteurs-là ? Dans le genre oriental ou populaire ?... Moi, au moins, je suis clair. Mais eux ? Comment se dire vedette et professionnel tout en basculant vite dans le registre des autres ? Un jour, vous avez déclaré que le mézoued est un pur produit des zaouias, donc de la Issaouia, de la Hadhra, voire du chant soufi et des louanges aux Saints. Et voilà que Hédi Habbouba introduit le violon, la flûte et même l'orgue... Le fait c'est qu'à notre époque-ci, le mézoued (comme instrument) avec seulement les percussions qui vont avec, n'arrangent plus les grandes sociétés dans le monde. Le problème que j'ai eu avec la Société Barclay, celle-là même qui a fait de Cheb Khaled ce qu'il est devenu aujourd'hui, c'est qu'elle m'a demandé de laisser de côté l'instrument du mézoued pour ne garder que les percussions. J'ai refusé de mon côté, et elle, du sien. Mais j'ai fini par comprendre que les instruments occidentaux sont devenus absolument indispensables, qu'on ne peut rien faire sans. Puis, je dois reconnaître que, seul, le mézoued au milieu d'une foule de percussions, ne fait pas vraiment le poids. D'où le recours à certains instruments, comme la contrebasse et autres. Bref, le mézoued (comme genre) ne s'est pas écarté de sa vocation d'origine, il a simplement évolué, tant au niveau de l'instrument qu'à celui de la parole. D'ailleurs, c'est un peu pour cette raison que des compositeurs de la trempe de Salah Mehdi, Mohamed Triki, Tahar Gharsa et Hédi Jouini ont décidé de composer pour Habbouba. On a introduit de nouveaux instruments, c'est un fait, mais le mézoued est resté l'instrument central et principal. Est-ce que le secteur privé continue à consommer le mézoued ? La demande est-elle toujours aussi forte? Ah oui, encore et toujours... Même les sociétés de production vous confirmeront que seul le mézoued marche bien. Il faut dire aussi que mes collègues font également du bon travail, de la belle musique sur de beaux textes. Quel avenir a le mézoued dans notre pays ? Je n'en sais rien. En revanche, je sais que les rythmes populaires sont éternels. Lui-même, le mézoued, ne pourra disparaître complètement ; nous sommes un pays touristique condamné à offrir au touriste notre propre cuisine, notre habit traditionnel et notre musique authentique qui font que nous ne soyons pas une mauvaise copie des autres. Au plan interne, il suffit de voir l'effet du mézoued sur notre société qui y répond avec beaucoup d'engouement pour comprendre que c'est un art qui a encore de beaux et longs lendemains. Vous parlez d'habit traditionnel. Vous êtes, de par votre profession, le plus appelé à en enfiler un. Or, sur scène, vous êtes pareil à un vrai gentleman italien... Je suis arrivé dans cette profession avec de nouvelles expressions : vestimentaire (pour ce qui me concerne, pas ma troupe), musicale (introduction de nouveaux instruments) et chorégraphique, c'est-à-dire un ensemble de tableaux propres à moi. C'est Hédi Habbouba et il est comme ça. Mais rien ne m'empêchera, si les circonstances l'exigent, de porter jebba et chéchia avec kobbyta.