Par Khaled TEBOURBI A part le clip «peuple, je t'aime» (Nhebbek y'a chaâb) diffusé à l'occasion du premier anniversaire de la révolution, les artistes chanteurs tunisiens seraient sur le point de concocter un CD collectif sur le même thème de l'hommage, ainsi qu'un concert tout entier consacré à la musique classique tunisienne avec pour point focal un programme de malouf interprété en chœur. L'initiative est proposée par le nouveau-né des syndicats musiciens, le premier du genre dans le monde arabe, le syndicat des «moutribines», solistes de la «wataria» par référence à la forme courante du chant et du répertoire dits «charqui». A l'exception donc du rap, du mezoued et de la chanson engagée qui ne se sont pas organisés encore en corporations autonomes. On discutera plus tard de la validité de cette distinction. Si elle se justifie ou non du point de vue professionnel et technique. Pour l'heure retenons le caractère positivement symbolique des deux projets, indépendamment de ce que serait leur contenu strictement musical. Les bénéfices du CD collectif iraient, d'abord, aux régions démunies. Déjà un beau geste de solidarité, d'autant que les artistes chanteurs eux-mêmes souffrent de récession. Les éditeurs leur font la moue, les studios d'enregistrement fonctionnent pratiquement à vide, quant aux publics des festivals et des fêtes privées, qui étaient des rentes sûres, il semble bien qu'il leur faudra du temps avant qu'ils aient, à nouveau, le cœur aux réjouissances et «la poche» à la dépense. Cela vaut mille discours C'est cependant l'idée d'interpréter en groupe de la musique classique tunisienne et de chanter du malouf à l'unisson qui recèlerait le meilleur des messages pour nous. Le moment social et politique que traverse le pays est loin d'être à la cohésion. Ça dissonne même de partout. Populations et élites confondues. Qu'une grande scène réunisse des artistes autour d'un patrimoine artistique commun ne mettra pas fin, à l'évidence, aux désaccords sur des questions aussi sensibles et aussi graves que le chômage, le déficit économique ou le modèle constitutionnel. Mais il ne faut jamais négliger l'impact de l'art sur les consciences. Une chanson vaut parfois mille discours. Les «chansons du peuple» de Sayyed Derwish eûrent dans les années 1910-1920 en Egypte plus d'effet catalyseur et rassembleur que les mots d'ordre des partis nationalistes et les exhortations enflammées des grands poètes et des grands chroniqueurs de «L'éveil». Et ce fut sans doute le cas de Chebbi, de Tahar Haddad et des compagnons de Taht Essour ici en Tunisie lors de la lutte pour l'indépendance. Ces gens d'art et de plume «chantaient» pour ainsi dire d'une seule voix, celle de la «patrie sacrée», du «futur libre et prospère» d'une nation. Ils «chantaient» à l'unisson. Et, ce faisant, et bien que n'ayant pas de prise directe sur les rapports de forces qui régissaient la politique, ils montraient la voie, ils élaguaient les divergences, dissipaient les contradictions, en un mot, harmonisaient le combat. Identité et diapason Un concert de malouf qui regrouperait les meilleurs chanteurs de la place serait, ,en fait, doublement significatif aujourd'hui. Il signifierait en premier lieu qu'une profession plutôt réputée pour ses rivalités, sinon pour ses divisions, est disposée, compte tenu de la conjoncture que l'on sait, à tirer un trait sur ses mésententes. Cela peut paraître excessif de le dire, mais il est bien plus difficile de concilier des artistes que de faire régner la concorde entre politiciens. La «micro-musique» vaut enseignement utile pour la «macro-politique». C'est forcer encore la formule mais si l'on peut le plus, on pourra éventuellement le moins. Le malouf présente par ailleurs une forte connotation d'identité. L'identité culturelle, la seule qui nous unit vraiment, loin des préjugés moraux et idéologiques. C'est des arts et de la pensée que nous avons le plus besoin pour nous protéger de la subversion des cultures hégémoniques, pour maintenir vive notre différence, pour préserver notre spécificité. Et pas d'une «guerre des civilisations» où l'on a d'armes à brandir que des nostalgies d'époques révolues, et des gesticulations en perte de sens. Il y aurait dans ce malouf entonné par de grands chœurs, comme une image «rédemptrice», comme une invitation, à la fois, à nous confirmer dans notre être séculaire, et à retrouver ensemble la cohésion et «le diapason» longtemps gaspillés. On est à presque moins deux de croissance, des grèves sauvages bloquent le pays, tandis que nos élus se disputent sur des points de procédure, quoi d'autre que de se mettre à l'unisson pour espérer trouver quelque salut?