L'auteure embrasse notre monde actuel en parlant de Sam Tahar qui a réussi à faire carrière à New York grâce à une imposture qui nous concerne tous. L'Invention de nos vies est un récit fascinant qui jongle aussi bien avec les identités qu'avec la langue. La carrière de Sam Tahar est bâtie sur un mensonge. D'origine arabe, Samir a « neutralisé » son prénom pour ses candidatures d'embauche. Une fois le pied dans la porte du paradis professionnel, il se sert de l'identité bouleversante de Samuel, son meilleur ami d'enfance, d'ailleurs juif, doté d'une histoire familiale très particulière. Du coup, un Juif séfarade influent fait confiance à Sam et permettra ainsi l'ascension fulgurante de ce personnage ambitieux et sans scrupules dans un célèbre cabinet d'avocats à New York. De Clichy-sous-Bois à New York L'histoire dépeint les soubresauts d'une vie montée et inventée de toutes pièces comme un film. Sam, le héros du livre, était jadis un petit banlieusard qui s'affichait comme l'un des militants les plus actifs de la gauche prolétarienne. Un jour, il se réveille dans une autre vie et se surprend en train de cacher une cicatrice blanchâtre au niveau du cou. Une blessure qui s'accorde mal avec ses allures de nouveau riche sans souci et sa rédemption sociale grâce à ses exploits au barreau. Une égratignure inextinguible qui lui renvoie d'une manière charnelle à son imposture, à son passé qu'il aimerait bien effacer, celui d'un gars qui traînait avec son ami Samuel à Clichy-sous-Bois, «dans une tour de vingt étages, entassés ... dans des cages d'escaliers où pissaient les chiens et les hommes...». Samuel, devenu écrivain raté («écrire, c'est accepter de déplaire»), est resté pauvre. Quant à Sam, il a appris par cœur la Sainte Trinité de la communication politique : «paraître/séduire/convaincre» pour maîtriser son image devant les caméras et se sert de son sex-appeal pour s'imposer parmi les plus riches familles des Etats-Unis. Le point de non-retour Philip Roth, Truman Capote... les comparaisons flatteuses sont nombreuses. Karine Tuil met son doigt d'écrivain là où ça brûle chez chacun de nous. L'Invention de nos vies parle de nos points sombres, des puits remplis de nos secrets, d'un processus auquel tout le monde est assujetti. Quand il s'agit des questions de la vie, de l'amour ou du succès, toutes nos histoires sont plus ou moins construites, plus ou moins inventées. Un proverbe yiddish, cité par la même personne qui avait lancé Sam sur l'orbite de la gloire, désigne le point de non-retour dans l'invention de la vie de Sam : «Avec le mensonge, on peut aller très loin, mais on ne peut jamais en revenir». L'écriture de Karine Tuil avance avec une nervosité et un désordre impressionnants. Une langue dominatrice, aussi consciente de son pouvoir de destruction que la chanson Sale Pute d'Orelsan qu'elle cite dans son livre. Un style fier de ces phrases qui expulsent des mots comme une mitraillette. Un langage où se côtoient le parler et la misère de la banlieue et l'arrogance et la maîtrise des plus hautes sphères de la société. Affranchie des étiquettes, Tuil nous crève les yeux avec «la guerre sexuelle dans les caves empuanties par l'humidité et les volutes de shit où des types de quatorze quinze ans faisaient tourner des mineures Non consentantes...», repère les codes de l'élite sociale comme les armes du pouvoir, cite Wikipédia et résume le destin d'une personne dans une simple note en bas de page : «1 Léa Brenner était devenue écrivain pour «décevoir» son père». Terriblement efficace. En écho avec l'actualité Née en 1972 à Paris, Karine Tuil est l'auteure de neuf romans. Elle a commencé sa carrière d'écrivain après des études de droit avec Pour le Pire en 2000, où elle observe la lente et douloureuse décomposition d'un couple. Le premier succès arrive avec Interdit en 2001 qui évoque la crise identitaire d'un vieux juif. Sa trilogie sur la famille juive passe aussi par Du sexe féminin en 2002 où elle relate avec délicatesse et franchisse l'humour juif à travers des relations mère-fille. Ecrit sans situer l'histoire à une date précise, L'Invention de nos vies fait souvent allusion aux événements qui ont marqué la société française ces dernières années : des émeutes en banlieue en 2005, jusqu'au calvaire du jeune juif Ilan Halimi, enlevé et martyrisé par le Gang des Barbares, en passant par le phénomène des jihadistes français et les affaires de sexe de Dominique-Strauss Kahn. D'en faire un roman qui transcende nos vies, c'est incontestablement une réussite.