Par Azouz Ben Temessek Le droit contemporain aborde une période confuse au cours de laquelle les transformations se succèdent à un rythme sans cesse croissant. Le trouble, semé dans les pensées et les traditions juridiques, suscite, dans le même souffle, des idées prometteuses et des dangers menaçants. Ainsi, globalisation, mondialisation et universalisation sont des termes qui, actuellement, font régner une atmosphère d'appréhension grandissante à l'égard d'une certaine prééminence accordée à l'économie de marché. Il y a manifestement une crise de l'Etat-nation : son hégémonie est contestée, son monopole est ébréché. On assiste à l'émergence d'un droit qualifié de «post-moderne». Les théoriciens considérant que la conception moderne du droit est incapable de rendre compte de la réalité actuelle du champ juridique. L'éclatement des pôles de référence fait subir aux ordres juridiques internes de véritables transmutations et pose alors aux Etats des problèmes d'adaptation. Tout se passe comme si les sociétés contemporaines connaissaient, à l'aube de ce troisième millénaire, une transformation profonde de leurs principes d'organisation. Il semble qu'on soit entré dans un âge nouveau, dans lequel l'architecture sociale tout entière est en passe d'être redéfinie. La législation se doit de demeurer pertinente dans le temps. Les transformations économiques évoluant, toutefois, à un rythme plus rapide que l'adaptation du droit. Un décalage se crée et révèle un manque d'adéquation entre les besoins actuels et les droits étatiques applicables. L'évolution rapide et accélérée des technologies et celle des marchés qu'elles créent dépasse largement la vitesse du processus législatif. L'adoption d'une loi peut prendre plusieurs années. Entre-temps, le paysage technologique peut considérablement évoluer, ce qui rendra peut-être la législation obsolète avant même son entrée en vigueur ou encore inadaptée. Du fait de ces considérations, différentes questions se posent : faut-il avoir un regard hostile vis-à-vis d'un droit en voie d'échapper à son tuteur étatique et débouchant sur la construction de régimes juridiques transnationaux ? Ou bien, faut-il avoir un regard souple et faire une place à un tiers droit de nature corporatiste ou constituant un hybride, un mélange de droit public et de droit privé ? L'internet, réseau transnational et planétaire, illustre parfaitement cette problématique. Les droits nationaux sont, en effet, considérablement mis en cause par son caractère universel. L'internet marchand se déroule ainsi dans un environnement dépourvu des repères traditionnels qui rend difficile l'application des seuls droits étatiques. En effet, la loi est, par définition, un mécanisme statique. Dès lors, l'on peut craindre qu'elle ne dispose pas de la souplesse nécessaire pour répondre aux changements rapides et incessants de l'internet marchand et qu'elle s'avère, en fait, incapable de saisir toutes les nuances de cette vie commerciale. Les opérateurs de l'internet marchand élaborent alors leurs propres normes pour s'adapter à une économie mouvante et aux exigences du développement de l'internet marchand. Il s'agit d'un développement qui ne se dément pas, puisqu'une étude révèle qu'environ dix pour cent de la population mondiale, soit plus de 627 millions de gens, a magasiné en ligne au moins une fois. La pluralité des foyers de production du droit de l'internet marchand va, donc, marquer la présence d'un mouvement accéléré de changements et signaler la lenteur d'un droit traditionnel à agir vis-à-vis d'opérateurs privés qui ne manquent pas de vivacité. «Droit pragmatique» et normativité Dans ce contexte d'Internet marchand globalisé où une pluralité d'acteurs s'impose, les normes étatiques ne seraient plus ainsi les éléments centraux de la normativité. En tant qu'alternative au monisme juridique, le pluralisme juridique s'est particulièrement développé comme un courant doctrinal, contestant les prétentions de l'Etat à la souveraineté juridique. La thèse du pluralisme juridique serait mieux à même de rendre compte de la dynamique juridique à l'œuvre dans la régulation d'Internet marchand globalisé. On assiste à la formation de normes alternatives, caractéristiques d'un pluralisme juridique, dans le sens que les normes encadrant l'internet marchand ne proviennent plus seulement des Etats, mais aussi d'acteurs non étatiques, comme les organisations internationales et les opérateurs privés. Les normes alternatives reflètent des concepts que l'on trouve dans de nombreux systèmes juridiques et se déclinent sous différentes formes adaptées aux besoins des opérations de l'internet marchand. Elles occupent une place privilégiée dans le contexte juridique de la mondialisation et suscitent un intérêt profond par l'approche innovatrice du droit qui les sous-tend. Elles sont, généralement, élaborées et mises en œuvre plus rapidement que les lois conventionnelles et sont suffisamment souples, pour tenir compte des situations changeantes, provoquées par les développements technologiques et économiques. Ainsi, l'internet marchand baigne dans un environnement où le pluralisme de foyers de production des normes, la complexité des situations reliées à la mondialisation de l'économie et l'évolution des échanges et des transactions vers un mouvement qui déborde les frontières des Etats sont les caractéristiques. S'il est des idées qui plaisent et qui paraissent comme l'objectif du siècle, telles l'harmonisation et l'unification, il en est d'autres que l'on craint et dont on se méfie, telles l'expansion des droits non étatiques et la privatisation du droit. Or, l'intérêt même des normes alternatives est précisément de pouvoir se situer entre ces deux tendances, qui ne sont pas entièrement récentes. Aussi, avons-nous l'impression de pouvoir y discerner deux affirmations. Les normes alternatives sont à la fois une privatisation et une harmonisation des normes. Leur pouvoir de conduire et faire agir plusieurs acteurs ou producteurs de normes ensemble nous paraît important. L'Internet marchand est, particulièrement, favorable au développement des normes alternatives, car les coûts de ses dysfonctionnements sont subis par toutes les entreprises du secteur qui sont alors motivées à adopter des comportements nouveaux. Les commerçants électroniques sont, progressivement, conduits à renouveler les concepts relatifs à l'échange. Ils doivent établir un réel lien avec les consommateurs, afin de gagner leur confiance. D'ailleurs, la nature même de l'Internet marchand invite au développement d'initiatives privées, visant à renforcer le sentiment de confiance dans les transactions en ligne. On assiste à un incontournable mouvement des entreprises opérant dans ce domaine vers un comportement éthique, perçu comme un facteur de stabilité, d'identité et d'image pour ces entreprises. Régulation, souplesse et adaptabilité La régulation étatique doit subsister en s'internationalisant, mais surtout en apprenant à coexister avec l'autorégulation par les opérateurs de l'Internet marchand. Résultat de la procéduralisation du droit, l'Etat devient réflexif et incite les opérateurs de l'Internet marchand à définir eux-mêmes les règles les concernant. Ce modèle d'analyse fait une place de choix à l'autonomie privée. Ainsi, renonçant quasi totalement à définir a priori les normes substantielles, les pouvoirs publics se contentent de fixer le cadre procédural d'une discussion conduite par les groupements intéressés eux-mêmes. L'Etat met de côté le contrôle direct et se fait réflexif ou procédural, dans le sens qu'il fixe les objectifs généraux, laissant aux acteurs de l'Internet marchand la possibilité de déterminer leurs normes. L'Etat réflexif tient compte des réactions des destinataires de ses normes et agit, soit en réduisant, par la négociation, ses capacités hétéro-normatives théoriques, soit en respectant les facultés d'auto- organisation des groupes qu'il cherche à diriger. L'Etat traduit sa régulation dans un «droit pragmatique», sous-tendu par une préoccupation d'efficacité qui modifie en profondeur la conception traditionnelle de la normativité : à la rigidité fait place la souplesse et à la stabilité l'adaptabilité. La collaboration entre l'Etat et les producteurs de normes alternatives permet la rencontre de leurs régulations et opère, de ce fait, un couplage entre les deux circuits de production de normes. Dans ce cadre, l'Etat agit moins avec des règles précises et a plus recours à des principes directeurs, des standards ou encore à des normes à contenu variable. Ces normes imposent aux opérateurs privés la transparence, conçue comme le mode procédural de contrôle des pouvoirs. L'Etat se transforme en définisseur de seuils de risques et de responsabilités, en ce sens qu'il impose des minima incompressibles pouvant servir de base à l'élaboration de normativités privées. Ces derniers correspondent à une vision moins impérative du droit et s'articulent, donc, mieux avec les manifestations de régulation alternative. Soulignons, pour finir, que si la nécessité des normes alternatives peut être discutée, leur utilité est indéniable. Elles se présentent, à ce titre, comme une perspective de renouveau du droit, de ses sources et de ses méthodes. Ces normes présentent un instrument de réflexion sur l'avenir du droit qui se trace. Elles montrent des positions foisonnantes et ravivent des idées parfois polémiques. En somme, elles soulèvent un débat vif et passionné.