Obnubilés par le gain facile et la concurrence déloyale, les contrebandiers tunisiens et libyens se livrent, aux frontières, des batailles sans pitié, à coups de rapts et de meurtres. Révélations sensationnelles d'un rescapé Il a fallu deux révolutions traduites par la disparition de deux dictateurs pour voir la frontière tuniso-libyenne se transformer en passoire d'une rare vulnérabilité. Jusque-là hermétiquement fermée aux aventuriers les plus audacieux, celle-ci est devenue, de nos jours, non seulement facilement violable, mais aussi le théâtre d'affrontements entre réseaux de contrebandiers des deux pays, sur fond de règlements de comptes désormais fréquents et assez souvent sanglants. A la manière des clans des mafiosi formés dans la tristement célèbre école d'Al Capone, ces réseaux se livrent aujourd'hui des batailles féroces dans le but de contrôler et monopoliser les circuits de distribution, de plus en plus prospères à la frontière séparant les deux pays. La loi de la jungle Selon une source douanière, «ils sont environ une cinquantaine de gangs à se disputer le partage du gâteau, avec une légère supériorité numérique côté libyen où ont subitement émergé, au lendemain de leur révolution, un grand nombre de jeunes contrebandiers sévissant aux frontières avec la Tunisie, l'Algérie, l'Egypte, le Mali et le Niger». Profitant de la fuite sécuritaire consécutive à la chute de Kadhafi, la nouvelle génération de trafiquants libyens ont été, selon des médias locaux, parmi les premiers «heureux» assaillants qui ont puisé dans l'arsenal militaire sophistiqué de l'ex-dictateur. Ainsi, redoutablement armés, ils ont réussi à imposer leur loi aussi bien at home que de l'autre côté des frontières. Surtout celle de la Tunisie qui est considérée, à leurs yeux, comme la plus stratégique, en raison de sa perméabilité par rapport aux autres frontières, d'une part, et de la fertilité de son champ d'action, d'autre part. Or, si la cohabitation constatée, au départ, entre réseaux tunisiens et libyens n'a pas posé problème, grâce à un respect mutuel de «la loi du jeu» et des «règles de partenariat», il a fallu attendre les tout derniers mois pour voir les relations se détériorer et céder à une rivalité impitoyable. En attestent les règlements de comptes de plus en plus fréquents entre ces factions qui, obnubilées par le gain facile et soucieuses de faire le vide derrière elles, n'hésitent pas, à la moindre transaction ratée, à jeter leur dévolu sur «l'ennemi d'en face», et cela non pas par des...cartons jaunes, mais carrément en usant de rapts et de meurtres. Deux «spécialités» dans lesquelles «excellent» les réseaux libyens connus, il est vrai, pour être redoutablement plus armés. Selon certains médias de Libye, «cette guerre fratricide entre ces réseaux a fait, depuis 2012, au moins 16 tués dont des Tunisiens kidnappés, puis séquestrés, avant d'être abattus». Pour des sources policières tunisiennes concordantes qui ont pris acte de ce douloureux bilan, «il va falloir compter aussi avec des contrebandiers tunisiens portés disparus, et dont on ignore encore le sort». Confessions macabres M.L., 29 ans, est un jeune trafiquant tunisien originaire de Mellassine. Refusant de décliner son identité dans tous ses détails — et c'est fort légitime —, il assure avoir fait l'amère expérience à la frontière tuniso-libyenne. «C'est au lendemain de la révolution déclenchée dans ce pays, se remémore-t-il, que j'ai décidé d'y aller, en compagnie de deux amis, chômeurs de leur état comme moi. Au tout commencement de l'aventure, nous acheminions des denrées alimentaires diverses en Libye où nous trouvions toujours preneurs, aidés en cela par le chaos qui régnait dans ce pays, ainsi que par le relâchement sécuritaire qui prévalait en Tunisie. Bref, tout marchait comme sur des roulettes et on gagnait bien notre vie. Toutefois, début 2013, ça commençait à tourner mal, avec l'extraordinaire prolifération des réseaux libyens qui, sans crier gare, sont venus s'immiscer dans notre travail. A bord de leurs bolides et armés de revolvers et parfois même de kalachnikovs, ils se mettaient à nous dicter leurs conditions, genre «ou on partage le butin, ou alors on tirera sur votre cervelle». Désarmés que nous étions, nous n'avions qu'à obtempérer. Or, l'appétit venant en mangeant, ils sont passés à la vitesse supérieure, en faisant main basse sur la totalité de nos recettes. Un jour, de triste mémoire, où nous nous trouvions dans la ville de Zouara, mon ami S. a eu le malheur de leur opposer une résistance, et voilà une balle sortie, je ne sais comment, qui terminera sa trajectoire dans sa tête. Non contents de ce...massacre, ils s'empressèrent de nous faire débarquer, mon autre copain et moi, à bord de leur 4x4, les yeux bandés et les mains ligotées. Conduits vers une destination inconnue, ils nous avaient séquestrés deux jours durant, avant de nous...gracier, non sans nous prévenir que, en cas de retour en Libye, nous connaîtrions le même sort funeste que notre défunt ami». Depuis sa libération inespérée, M.L. est rentré précipitamment au bercail, en jurant de ne plus remettre les pieds dans ce pays. «Plus jamais ça», s'écrie-t-il, tout en formulant l'espoir de compenser, grâce à son étal anarchique fraîchement monté dans un souk hebdomadaire de la place, les pertes qu'il dit inestimables qu'il a subies en Libye. D'autres comme lui, encore empêtrés jusqu'au cou dans le bourbier libyen, de la contrebande, se résoudront-ils enfin à choisir la même fin de l'odyssée ?