Le fait est là, nous sommes en pleine crise d'identité, et l'une des solutions serait de sauver notre patrimoine culturel immatériel, plus vulnérable et périssable que le patrimoine monumental et archéologique. A une époque récente, «Le Patrimoine» tout comme «La Femme» ont été les alibis du pouvoir. Enormément utilisés pour la propagande politique, ces deux piliers de l'humanité ont été réduits à de simples mots qu'on a fini par classer dans le dictionnaire de la langue de bois. Aujourd'hui encore, la femme demeure l'alibi de certaines tendances politiques, et la pièce maîtresse du puzzle, à détruire, pour arrêter le progrès. Quant au patrimoine, il est la plaie secrète qui risque de gangrener notre identité s'il n'est pas soigné et protégé. Nous savons qu'une bonne partie de notre patrimoine matériel (l'Amphithéâtre d'El Jem, la Cité punique de Kerkouan, Dougga, Kairouan, la Médina de Sousse, la Médina de Tunis, le Site archéologique de Carthage...) a été inscrite sur la liste du patrimoine culturel mondial. Mais qu'en est-il de notre patrimoine culturel immatériel, de nos pratiques, de nos représentations, de nos expressions, de nos connaissances et savoir-faire, qui sont censés être transmis de génération en génération et qui doivent nous procurer un sentiment d'identité et de continuité ? Le patrimoine culturel ne s'arrête pas aux monuments et aux collections d'objets. Il comprend également les traditions ou les expressions vivantes, héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants, comme les traditions orales, les arts du spectacle, les arts culinaires, les pratiques sociales, les rituels, les événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l'univers, ainsi que les connaissances liées à l'artisanat traditionnel. Viols, vols et dégradation Savez-vous que le tapis de Kairouan est en train de disparaître ? Que le peu d'héritiers des différents savoir-faire artisanaux sont en train d'émigrer vers la Libye ? Qu'il n'existe aucun document répertoriant les codes et les techniques de la danse traditionnelle tunisienne ? Qu'adviendra-t-il du Malouf dans 20 ans ? Le festival de Douz gardera-t-il cette spécificité qui attire toujours autant de monde ? Où en est la céramique de Nabeul ? A-t-elle évolué ? Qu'est devenu le fameux souk des chéchias ? Allez vous promener dans la médina, et vous verrez qu'il y a plus de produits d'artisanat marocains que de tunisiens et qu'il y a plus de têtes de Bob Marley que de statuettes en costume traditionnel. Vous ne trouverez plus ces fameuses cages de Sidi Bou Saïd. Ces dernières ont été « plagiées » par les Chinois, puisqu'elles n'ont même pas été classées patrimoine national. Le « Margoum » tunisien fait la joie des grandes firmes industrielles. Tapez « Ikea » et vous allez être séduits par les motifs et les couleurs si familiers de leurs produits, qui se vendent, dans le monde, comme des petits pains. Il n'y a donc pas que les Trabelsi and co qui ont saccagé, pillé et vendu notre patrimoine au plus offrant. Tous ceux qui font peu de cas du devoir de mémoire sont complices. Le monde entier pourrait encore voler ce qui nous appartient si nous ne mettions pas en place une stratégie de transmission, d'entretien, de protection et de développement de notre patrimoine. L'affaire est politique Mis à part la valeur identitaire, la sauvegarde du patrimoine immatériel a une valeur sociale et économique pertinente pour un pays en développement comme le nôtre. Transmettre un savoir-faire, c'est aussi ouvrir des débouchés pour ces milliers de chômeurs qui attendent du travail. Il est vrai que, dans le tourbillon de la guerre économique et de la mondialisation, il y a eu uniformisation des goûts. Que la majorité des Tunisiens ont échangé le produit local pour du chinois, parce qu'il coûte moins cher. Mais il y a toujours moyen de réconcilier le citoyen avec lui-même. Une question s'impose : comment ? L'Etat tunisien, ayant adopté la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel et immatériel de l'humanité de l'Unesco, doit veiller à ce que ce domaine ne soit pas réservé aux chercheurs universitaires. Tous les spécialistes et toutes les institutions devraient être impliqués. Les enquêtes et les inventaires qui ont été déjà réalisés au sein de l'INP (Institut national du patrimoine), ou ailleurs, ne devraient pas rester lettre morte. Une grande part de notre avenir se lit dans ces travaux. Reste, et nous ne cesserons jamais de le dire, la décision politique. La convention Rappelons que le long processus intellectuel, politique et juridique qui a abouti à la convention adoptée à l'unanimité le 17 octobre 2003 par la conférence générale de l'Unesco offre aux expressions immatérielles du patrimoine culturel un droit international et couronne à juste titre leur reconnaissance internationale. Cette convention se donne pour objectifs premiers de : -Sensibiliser et mobiliser l'opinion en faveur du patrimoine oral et immatériel. -Evaluer et établir l'état des lieux de ce patrimoine dans le monde. -Encourager les pays à en établir des inventaires et à prendre les mesures nécessaires pour le protéger, par la recherche et les études dans un premier temps. -Promouvoir la participation des artistes traditionnels et créateurs locaux à l'identification et au renouveau des cultures dites populaires, entités essentielles de cette « mémoire du monde ». -Inciter aussi bien les individus, les groupes, les institutions et les organisations que les gouvernements à contribuer à la gestion, à la protection et à la promotion de ce patrimoine. Car, disait M. Bejaoui, un des principaux artisans de cette convention dont il a dirigé les réunions d'experts, une grande part de l'avenir de la planète se lit dans ce patrimoine immatériel, mémoire du monde, conscience de la société humaine, siège de la parole, du geste et du mouvement. Sources : Publications de l'Unesco, Article de Nozha Skik, anthropologue, ethnologue, chercheur universitaire.