L'Arabie Saoudite vient de lancer des menaces militaires à peine voilées à son « petit » voisin. De quoi donner des sueurs froides aux « protégés » du Qatar. C'est au mois de juin dernier que Cheikh Hamad Ibn Khalifa Al Thani, au pouvoir depuis 1995, abdique en faveur de son fils. L'émir du Qatar a déclaré dans son discours d'adieu qu'«il est temps de confier les responsabilités à la nouvelle génération». Derrière ce cas d'école, une passation volontaire du pouvoir dans une monarchie du Golfe, l'influence des Etats-Unis semble évidente. Pourquoi, alors que Washington a toujours trouvé dans cet allié stratégique un appui inconditionnel au cours de la dernière décennie ? Le Qatar abrite sur son sol Al Udeid, la plus grande base militaire américaine hors frontières. L'Emirat s'est toujours déclaré en faveur des positions américaines. Les liens cordiaux entretenus par le Qatar avec Israël ne sont un secret pour personne. Il se trouve que ce minuscule émirat du Golfe, dont l'opulence lui procure les moyens d'une politique interventionniste, voire belligérante, commençait à incommoder sérieusement ses proches voisins ainsi que les pays de la région tout entière. Le ralliement sans réserve du Qatar à l'endroit de l'islamisme politique, le sabordage de toute tentative d'apaisement, que ce soit en Libye, en Syrie ou en Egypte, le soutien militaire, politique et financier constant apporté aux Frères musulmans ainsi qu'aux groupuscules islamistes et jihadistes réputés dangereux, auraient été les arguments massue qui ont poussé les Américains à évincer le prince père et croire — et faire croire — que Doha changera de politique avec l'intronisation du prince fils. Que dalle. Force est de constater que rien n'a changé. Les rappels des ambassadeurs de Bahreïn, des Emirats arabes unis et de l'Arabie Saoudite, la démission massive des journalistes saoudiens des médias qataris, l'interdiction formelle par l'Arabie Saoudite à « ses » sociétés de produire pour les chaînes qataries, la guerre par opposants interposés sur les plateaux de télé, donnent à voir un pic jamais atteint entre les pays du Conseil de coopération du Golfe et donnent une idée sur la dimension de cette crise politico-médiatique. Et parce que l'Arabie Saoudite, qui donne le tempo à l'escalade, vient d'émettre des menaces militaires à peine voilées à son voisin limitrophe, les bons offices du Koweït pour ramener les uns et les autres à de meilleurs sentiments restent sans suite. Le cheikh Tamim Ibn Hamad Al Thani a bel et bien continué de suivre les pas tracés par son père et par son cousin, le redoutable ex-Premier ministre, Hamad Ibn Jassem Al-Thani. Les Qataris n'en démordent pas et, considérant que leur politique étrangère est un modèle de réussite, ils continuent sur la même lancée, au point de narguer dangereusement les voisins proches et le grand allié outre-Atlantique. Résultat, après l'Egypte, c'est l'Arabie Saoudite qui déclare vendredi 7 mars que « l'internationale des Frères musulmans est une organisation terroriste ». Le message est sans équivoque et la tension continue de monter. Le Royaume saoudien a interdit à ses concitoyens toute participation à un conflit étranger, avec une peine qui peut aller jusqu'à 20 ans d'emprisonnement pour les réfractaires. L'acheminement des armes aux jihadistes en Syrie a été stoppé. Les frères musulmans, tout autant que les islamistes armés, sont criminalisés. Actuellement, des manœuvres militaires communes entre les Emirats et l'Egypte se déroulent. Il ne fait plus aucun doute que les cartes ont été rebattues, un nouvel axe est né entre Bahreïn, les Emirats, l'Arabie Saoudite et l'Egypte. Le Qatar avec la Turquie, d'ailleurs, se trouvent dans un extraordinaire isolement. L'article prémonitoire L'ensemble de ces événements semble être la concrétisation d'un article prémonitoire publié par Jeremy Shapiro(1), ancien collaborateur de Hillary Clinton au Département d'Etat US, le 28 août 2013, dans le magazine américain « Foreign Policy ». Dans cet article, l'auteur qui, a-t-on pris soin de préciser, n'exprime pas la position officielle du gouvernement américain, évoque les relations stratégiques qui lient les Etats-Unis au Qatar, « l'un des alliés les plus précieux des Etats-Unis au Moyen-Orient ». Il démontre également que ce minuscule émirat, pris sans doute de vertige par ses immenses richesses en hydrocarbures, est poussé dans un activisme sans limites dans la région, au point de « saper activement et délibérément les efforts des Etats-Unis sur les problèmes clés ». Dans son analyse, Shapiro commence par l'Egypte, pour évoquer le financement généreux et inconditionnel du Qatar au gouvernement Morsi. Une manne qui a permis d'éviter aux islamistes égyptiens de prendre des mesures difficiles mais nécessaires pour relancer l'économie, ainsi que de faire des compromis avec les partis d'opposition et les acteurs politiques de leur pays. Il cite également Gaza, où le Qatar a contribué à saborder de manière constante « les efforts américains pour isoler et délégitimer le Hamas ». En Libye, où les tentatives américaines en vue de soutenir la formation d'un gouvernement de transition libyen modéré ont été constamment contrecarrées et minées. « Des pratiques qui ont contribué à accroître l'incapacité de la Libye à former une autorité centrale efficace et à contenir ses milices ». Et en Syrie, où le Qatar s'est avéré le plus grand obstacle à forger l'unité alliée. « Sa tendance à soutenir de multiples factions islamistes et à engager dans le conflit des acteurs jihadistes a empêché d'y faire aboutir une solution politique». L'auteur insiste de manière récurrente sur l'ambition du Qatar d'installer des gouvernements islamistes partout pour étendre son influence et accaparer la position de leader du monde arabe. L'analyste américain ajoute que le Qatar dispose d'une solide capacité pour contrecarrer les objectifs des Etats-Unis et ne s'en cache pas. D'ailleurs, il propose à ce titre plusieurs solutions à son pays. Le plus intéressant dans l'histoire, certaines des solutions proposées commencent à voir le jour. A tire d'exemple, Shapiro a conseillé à l'administration américaine d'exploiter la longue rivalité qui oppose l'Arabie Saoudite au Qatar, donc les « Al Saoud » descendants de la tribu « Anza » aux « Al Thani » descendants de la tribu « Tamim » ; d'encourager les Saoudiens à accueillir les dissidents du Qatar qui remettent en question la légitimité de la famille Thani, ainsi que les opposants au régime et leur donner une tribune sur Al-Arabiya, la chaîne satellitaire saoudienne. Un renversement de la formule adoptée de tradition par le Qatar sur sa chaîne d'information continue Al-Jazeera. Leçon d'histoire Que faut-il en penser, côté tunisien ? Il ne fait aucun doute que les islamistes nationaux ainsi que lesdits « laïcs modérés », représentés notamment en la personne du président Moncef Marzouki et associés, n'ont jamais caché leur filiation docile au généreux bailleur de fonds et non moins fin stratège le Qatar. Une position affichée et assumée. Or, il se trouve que ce même fin stratège et, accessoirement, soutien indéfectible des campagnes électorales, est en train d'enchaîner les erreurs au point de courroucer, coup sur coup, le grand frère de Nejd et l'oncle Sam. Les Frères musulmans tunisiens, tout en niant avoir une relation organique avec l'internationale islamiste, sont eux aussi les victimes collatérales de cette grande discorde. Une deuxième déconvenue aux conséquences désastreuses, après la première, consistant en la perte du pouvoir. Il est un fait de l'Histoire que les islamistes qui ont mis plus de 80 ans pour accéder au pouvoir en Egypte et plus de trente en Tunisie,(2) au prix d'immenses sacrifices, ont réussi à le perdre en deux années à peine. Malgré les conséquents appuis transnationaux dont ils ont pu bénéficier, les Frères ont été contraints par la force militaire ou populaire de lâcher les rênes des pays où ils ont éphémèrement gouverné. Moralité de l'histoire, un allié étranger, si puissant soit-il, peut financer une campagne électorale, acheter des voix, des médias, mais ne pourra en aucun cas garantir la confiance, le respect et l'amour d'un peuple à l'égard de ses élus. La preuve. Il resterait donc une sortie honorable à Ennahdha pour continuer d'exister : nationaliser son mouvement, « tunisifier » le dialecte et le mental de son personnel ; dirigeants et militants, se dissocier définitivement des factions violentes, se démocratiser réellement, adopter le fonctionnement d'un parti politique pour représenter à travers les urnes une composante existante et définie de la société tunisienne. Il faudra ne pas oublier à former des compétences dans les grandes écoles nationales et étrangères. Il est, en effet, grotesque de prétendre gouverner un pays avec des Bac moins, ou des Bac tout juste plus. Cette recette aurait le tort d'être idéaliste, certes, mais autrement, un jour ou l'autre, il faudra lire une dernière « Fatiha» à la mémoire de Hassan El Banna(3). Selon les informations qui tombent à chaque instant, il y a un renversement complet des alliances. Leçon d'histoire. On ne fait pas la politique étrangère sous le coup de l'émotion, de l'impulsivité et avec les bons sentiments, et on ne renvoie pas un ambassadeur, syrien, en l'occurrence, sur un coup de tête. Seuls les intérêts comptent, et dans cette affaire la Tunisie a perdu de vue les siens. 1) Directeur adjoint du Centre « United States and Europe » 2) Le congrès constitutif du parti Ennahdha s'est tenu à La Manouba au mois d'octobre en 1979, selon François Burgat dans son livre : "L'islamisme au Maghreb" 3) Fondateur des Frères Musulmans en 1928 en Egypte