Un «test culture», c'est ce que notre musique et les publics de la musique vont avoir à subir et, espérons, à réussir avec la nouvelle saison des festivals. Un «test» parce que, de l'avis de la quasi totalité des experts et des observateurs, l'art musical dans notre pays (création, pratique, qualité de l'audience, projets et perspectives) arrive, à ce moment précis de son histoire, à une sorte de croisée des chemins, sinon, pour peu que l'on ait le courage et la lucidité de la reconnaître, à une «situation limite» Où réside le vrai problème ? Certes, dans des difficultés objectives d'organisation et de vision. Depuis la fin des années 60, une mutation de fond s'est opérée dans la musique tunisienne qui est passée d'une longue et fructueuse phase d'autonomie (phase où chanteurs, paroliers, compositeurs étaient en relation directe et dialectique avec leur auditoire) à une phase institutionnelle et commerciale où le lien et l'échange avec le public ne sont plus régis par une communauté de références artistiques (valeurs esthétiques partagées). Orientés, à la fois, par les choix plus ou moins dirigistes de l'establishment, et les règles propres à un marché musical naissant. Un public tiraillé Un «shisme», pour tout dire, entre la culture musicale et la culture populaire. L'institutionnalisation de la musique (développement de l'enseignement musical, essor des festivals) a eu pour avantage de former et de consacrer une élite musicienne. Son inconvénient a été de ne pas s'occuper assez de donner à cette élite le répondant adéquat, c'est-à-dire une base d'écoute collective appropriée. Le fossé culturel se creusait encore, avec la propagation de produits musicaux dits «d'époque», «chababia» et autres chansons légères. Plus de références esthétiques communes. Plus de valeurs partagées. Depuis 70, et malgré la belle et courte flambée des années 80, le tiraillement n'a plus cessé‑: d'un côté, un potentiel musical réel (voix et créateurs) et de l'autre, un public large souvent «en discordance», adhérent par à coups (exception des années 80, nostalgie récurrente pour les œuvres du patrimoine) mais, la plupart du temps, entraîné, vers «les musiques en vogue», notamment depuis 90, et l'explosion des chaînes satellitaires avec leur cohorte «d'entrepreneurs» et de promoteurs privés, de stars rotaniennes, et de concepteurs de «modèles» strictement marchands. On connaît maintenant le résultat de toutes ces mutations‑: l'environnement sonore est désormais gagné à une nouvelle mode de musiques et de chants qui perdure sur son marketing et n'entend, à vrai dire, ni se constituer en projet, ni, encore moins, élever le niveau de son nombreux public. Face à cela, l'élite musicale est pratiquement sans réaction. Un potentiel réel qui s'immobilise presque‑: sans audience qui vaille, sans éditeurs, sans diffuseurs. L'establishment, lui, prend de plus en plus de retard sur le mouvement. Quelles mesures prendre, quelle stratégie défensive adopter, alors qu'un secteur privé, puissement doté, confortablement installé, a pris de l'avance, et que la base populaire de la musique lui est profondément acquise ? Eviter «l'impasse privée» On a parlé de difficultés d'organisation et de vision, «la situation limite» (la croisée des chemins) est, principalement, là. Deux données, deux constats‑: — En premier, on a maintenant entièrement conscience du fait que confier le sort de notre musique au marché ne débouche sur rien. Les promoteurs et les entrepreneurs privés n'ont qu'un objectif : renforcer leur clientèle, écouler un produit (quel qu'il soit) et amasser recettes. Culturellement (du point de vue du développement propre des arts et des publics de l'art), cela ne conduira nulle part. Sans projet, sans perspectives, une musique exclusivement marchande mène droit à l'impasse. En second, et en conséquence, il n'y a plus qu'une seule et unique alternative : prendre les choses en main. C'est-à-dire s'organiser, réfléchir sérieusement, pour se donner tous les moyens (juridiques, techniques, pédagogiques) d'inverser la tendance, de rattraper le retard et combler le passif. La nouvelle saison des festivals s'ouvre — virage heureux — sur un fond de résolution au niveau de l'Etat. Les récentes directives présidentielles montrent clairement la voie. Elles indiquent, sans ambiguïté aucune, que le choix préférentiel est désormais pour la culture. L'art musical est concerné plus que tout autre. Nous avons les bases pour repartir : une consultation nationale, des «journées de Carthage» qui s'annoncent, une réflexion fortement engagée sur la place de la musique dans l'audiovisuel, des prescriptions précises à propos des contenus des festivals. Le moment est venu de passer à l'action. Faire déjà le pas La tranche festivalière qui se présente à nous peut en être le commencement. Ce ne sera pas de l'ipso-facto, mais, déjà, en agissant sur les programmes et en les réorientant peu à peu vers la qualité et le mérite artistiques, et en sachant faire le juste dosage «Art et loisir» pour mieux convaincre et mieux attirer les publics vers les meilleurs spectacles, on aura avancé d'un bon pas dans la réalisation de la réforme. L'erreur serait d'attendre que tous le reste soit assaini (la question des droits de propriété, les problèmes de coordination avec l'audiovisuel) et de laisser encore les choses en l'état. Une saison de festivals qualitative, attractive, balise bel et bien le terrain. L'idéal est que cette saison s'attelle à faire la jonction, la juste jonction entre ce qui relève de la pédagogie active (réhabilitation à même les théâtres, de l'art et des publics de l'art) et ce qui nécessairement, le plus tôt possible, devra dépendre des structures et des institutions. Il faut s'armer de confiance.