Par Raouf Seddik La tradition monothéiste commence par interdire l'art qui figure le vivant. Ce qui, dans un premier temps, marque une séparation entre deux grands domaines de l'art : celui du polythéisme, qui cultive cette figuration à travers une grande diversité de production, et celui du monothéisme, qui inaugure une forme d'art non figuratif, par rapport auquel l'image du vivant est traitée avec suspicion, sinon comme cause possible d'un retour à l'idolâtrie, du moins comme risque de diversion par rapport à la présence de la parole divine dans la vie de l'homme... Pour des raisons qui tiennent à la fois à la situation géographique de son développement — l'empire romain, lui-même héritier de la Grèce et de son génie artistique — mais aussi de sa doctrine spécifique, ou de son acception de la «révélation», le christianisme va progressivement surmonter cette interdiction. Il faut pourtant savoir que, jusqu'au deuxième concile de Nicée, c'est-à-dire jusqu'en 787, la production d'images est sujette à querelles au sein de l'Eglise et que, d'autre part, le protestantisme, au XVIe siècle, va lui aussi s'affirmer dans un certain rejet de l'image. Le soupçon de retour à l'idolâtrie, présent dans le judaïsme et l'islam, n'est donc pas complètement absent de la tradition chrétienne. Il reste que, dans l'ensemble, la religion chrétienne est une religion qui assume le risque de l'image : non seulement elle la tolère, mais elle la met à contribution dans son travail de diffusion de son message auprès des populations païennes qu'elle entend gagner d'abord à sa cause et, dans un second temps, garder dans son giron en entretenant leur «imagination». La différence dans l'attitude à l'égard de l'image s'explique, disons-nous, à la fois par les considérations géographiques et par la question de la doctrine. Mais cette explication est-elle suffisante ? S'agissant des considérations géographiques, il est aisé de rappeler que l'islam a pu, lui aussi, évoluer dans un environnement marqué par le passé romain. De nombreuses provinces byzantines, donc anciennement romaines, sont entrées sous sa domination. La valeur de l'argument est donc très relative. En fait, l'explication est surtout théologique et réside dans le fait que, contrairement à ce qui se dit, le christianisme se défend d'être une «religion du livre»... Le point essentiel de son message réside dans «l'incarnation» de Dieu. Ce qui signifie que le Dieu unique de l'univers, tout en étant absolument transcendant et par conséquent inaccessible, se manifeste dans le même temps, et tout entier, dans la chair (carne) de l'homme. Tel est le paradoxe de cette religion. Selon l'expression consacrée, «le Verbe s'est fait chair»... Il ne résonne pas sous la forme d'un texte sacré, mais plutôt à travers ce mouvement que désigne le mot incarnation. Dans cette configuration théologique, il a été possible de concevoir le travail de l'artiste comme une façon d'aller à la rencontre du divin qui se loge dans la «chair» et de le célébrer, étant entendu que la communauté chrétienne tout entière — l'Eglise — se définit à son tour comme le «Corps du Christ». Par son outil, l'artiste fait advenir la lumière de l'Esprit dans l'obscurité de la matière et, ce faisant, il accomplit une action qui présente un caractère incontestablement religieux : un acte de piété, une prière en quelque sorte. L'argument théologique met donc le doigt sur une différence fondamentale entre les deux religions. Mais il ne permet pas encore d'établir que l'islam n'a pas lui-même une issue possible qui permettrait à l'artiste de prier, non pas en déposant son outil, mais l'outil à la main. Il n'exclut pas, surtout, l'hypothèse selon laquelle l'islam aurait été empêché de se frayer son propre chemin vers une pratique moins suspicieuse et plus positive de l'art. Hypothèse qui est celle d'une théologie en perte d'intelligence, qui se laisse enfermer dans des dogmes. Et dans une sorte de passion têtue de l'interdiction. Tout le monde le dit : il existe un art musulman. Il y a une architecture, de la calligraphie, une musique sacrée... Il y a même des hauts lieux de cet art, comme Bagdad ou Cordoue. On y fait le constat parfois d'un haut degré de maîtrise technique. Pourtant, on hésite à y reconnaître cette ivresse qui, de tout temps, a caractérisé le travail proprement artistique : si elle s'y trouve, c'est généralement qu'on est sorti de son domaine d'autorité. Ou qu'on a basculé dans le religieux pur, dans le domaine de la mystique : l'artiste a lâché son outil des mains ! Dans tous les cas, il ne prie pas l'outil à la main. Or il s'agit de se demander si cette impossibilité est inscrite dans la doctrine ou si elle n'exprime pas, tout simplement, le fait qu'une autre forme d'art n'a pas été conquise : conquise contre l'autorité d'une théologie frigide.