La Tunisie a, désormais, des chances d'échapper à ce tragique dilemme La condamnation à mort en première instance de 529 partisans du président Mohamed Morsi a soulevé un tollé général à travers le monde. Seulement deux jours de procès et le verdict est tombé en violation des règles procédurales. Le juge n'a même pas eu le temps de lire les noms des personnes, plus de quatre cents accusés n'étaient pas présents, les charges ne sont pas claires. Les irrégularités sont à une échelle jamais vue. Une telle condamnation à mort d'un seul coup et dans le même procès est rare dans l'histoire de l'humanité. A titre de comparaison, le procès de Nuremberg, intenté par les Alliés vainqueurs en 1945 contre les hauts responsables du IIIe Reich, a duré une année. Ils étaient 24 chefs nazis accusés de crimes contre l'humanité et d'atrocités perpétrées sur des millions d'individus. Ce procès aboutira à la condamnation à mort par pendaison de douze accusés, seulement, et, tout de même, trois seront acquittés. C'est que, un procès digne de ce nom se doit de respecter les règles de droit. Ce qui s'est déroulé lundi dernier en Egypte n'est ni plus ni moins qu'une parodie de justice. Il n'est pas sûr que les droits de la défense aient été préservés, ni qu'il y ait eu une enquête indépendante. Se pose donc sérieusement le problème de la crédibilité de la justice égyptienne et des intentions du maréchal Al Sissi, l'homme fort du pays. Des signaux que certains ont voulu voir et que d'autres ont refusé de voir présageaient cette dérive. Culte de la personnalité qui n'apparaît généralement que sous les régimes autoritaires, affiches grandeur nature, pin's, enseignes lumineuses à l'effigie du général Al Sissi, partout dans l'espace public, des médias connus pour leur professionnalisme, leur verve flamboyante et leur sens critique, devenus subitement dociles... Par voie de fait, la condamnation à mort en elle-même paraît cohérente avec les positions du nouveau régime ainsi qu'avec l'état d'esprit qui règne dans le pays, même si nous y voyons davantage un coup de force d'intimidation qu'une réelle volonté de faire couler un bain de sang. Les démocrates avaient raison Nous nous retrouvons encore une fois dans une dialectique que le monde arabe connaît depuis plusieurs siècles, sanglé entre le marteau et l'enclume, entre, d'un côté, une forme de tyrannie et de l'autre les solutions intégristes. Choisir soit Ben Ali, soit Ennahdha, soit Moubarak, soit les Frères. On aurait pu penser que grâce à leur « révolution », les Egyptiens allaient dépasser cette inéluctable bipolarité. Cela ne semble pas être le cas. Cette dialectique entre Frères d'un côté, dictateur de l'autre, s'est posée en Tunisie, comme elle s'est posée dans tous les pays de la région. Pour la Tunisie, après la révolution, en guise de réponse, deux écoles se sont présentées. La première prônée par Marzouki et Ben Jaâfar qui défendent le compromis entre les libéraux et les laïcs d'un côté et les islamistes de l'autre. Compromis qui signifie négociations et concessions de part et d'autre. Marzouki n'a cessé de déclarer dans des interviews et des conférences données à l'étranger : «Je ne peux pas exiger l'égalité homme-femme, car pour Ennahdha, égalité totale signifie qu'une Tunisienne musulmane pourrait épouser un étranger, un chrétien, un juif ou un athée, c'est inacceptable pour les islamistes, et je le comprends». La deuxième école défendue par les démocrates libéraux dont se revendiquent la société civile et énormément d'intellectuels, d'universitaires et d'artistes, et le parti Nida Tounes, qui ont refusé de négocier sur les libertés et les droits de l'homme dans leur composante universelle, ainsi que sur l'égalité homme-femme. Les événements ont donné raison à ces derniers. C'est le parti Ennahdha qui a reculé sur plusieurs points. Une position historique vient d'être prise par le bras idéologique des Frères musulmans, laquelle conforte les démocrates dans leurs choix, justement. L'Union internationale des savants musulmans présidée par Qaradhawi a déclaré par la voix de son vice-président, Ahmed Raïssouni, la semaine dernière : «Nous acceptons le fait laïque et acceptons de cohabiter avec la laïcité non hostile à la religion sur la base de la démocratie. Si les peuples ont choisi c'est leur droit, c'est ce qui se passe actuellement en Turquie, en Tunisie et ailleurs » ! Une déclaration explicite qui introduit, si elle est sincère, une avancée décisive de l'idéologie des Frères musulmans, associée à leur acceptation de la laïcité et de ceux qui la prônent. Il faut savoir aussi que de toute leur histoire et depuis leur création, seuls les rapports de force ont fait évoluer les islamistes, jamais les concessions. Relents d'un complot Pour rappel, si la Tunisie a obtenu cette Constitution, ce n'est pas grâce à Moncef Marzouki ni à Mustapha Ben Jaâfar, elle l'a obtenue par la lutte des vrais démocrates qui ont refusé de se laisser aller sur la pente glissante des concessions. Le président provisoire de la République, lui, en a fait, au point de s'aligner totalement sur les positions du parti Ennahdha. Les événements lui ont donné tort. Malgré cela, il est allé célébrer partout la réussite du modèle tunisien et cueillir les fruits d'un arbre qu'il n'a pas planté. S'il est difficile de l'admettre, il est important de ne pas l'oublier. Pour revenir au cas de l'Egypte, si on fait le parallèle ave la Tunisie, la société libérale tunisienne est plus forte, plus «vindicative » et — proportionnellement au nombre d'habitants — plus nombreuse. L'armée est faible. Et nos Frères sont plus modérés, dit-on. Nous avons une chance donc d'éviter le sort de ce grand pays du monde arabe qui fait craindre, hélas, le pire. Nous avons une chance de ne pas retomber dans cette fatale dialectique : ou un tyran ou les intégristes. L'Egypte ! Ce pays ingouvernable avec plus de 80 millions d'habitants, pris en tenailles entre la Libye, marché d'armes et de mercenaires, à l'ouest, Gaza et Israël à l'est ; donnée qui se passe de tout commentaires, et par le Soudan gouverné par les islamistes, au sud. Les relents d'un complot fomenté contre la souveraineté territoriale du pays du Nil ont commencé à se répandre. Un des motifs mais non le seul qui a poussé les Egyptiens à acclamer la direction d'un homme fort, comme Al Sissi, pour défendre leurs intérêts et ceux de leur pays. Il reste à dire qu'il est très rare qu'une mise à mort étouffe un mouvement ou une idéologie. Jamal Abdennasser a bien fait exécuter Sayed Qotb en 1966, le penseur majeur des Frères. Il en a fait une victime, un héros, un guide posthume. Son livre dangereux «Maâlim fi tarik», «Jalons sur la route», demeure le manuel d'endoctrinement des jeunes islamistes jusqu'à nos jours.