Il faudra s'attendre à avoir non pas un Gassas mais plusieurs dans la prochaine assemblée, pour une législature de cinq ans. Ce n'est pas la première fois que Brahim Gassas, député dit indépendant, après avoir pratiqué à loisir le tourisme partisan, défraye la chronique. Seulement, pour cette fois-ci, le dernier incident de la plénière du 1er mai dépasse l'entendement, voire les règles de bienséance. Après avoir demandé d'intervenir et insisté pour bénéficier de son temps de parole entier, Gassas commence à lire une intervention écrite, donc réfléchie, transcrite et pleinement assumée, qui dit ceci en substance : «Nous n'avons pas besoin de parité, la femme doit se contenter d'éduquer ses enfants, et de laver les pieds de son mari quand il rentre. Même au lit, la religion lui interdit de tourner le dos sans l'autorisation de ce dernier». On croirait entendre le personnage despotique et ambigu de Néjib Mahfoudh, «si Sayed»,* parler de la pauvre et soumise «Amina», sa femme. A ce détail près : Gassas s'est trompé d'époque et de lieu. Il n'est pas si Sayed, c'est un constituant démocratiquement élu. Nous ne sommes pas dans les années 50. Et le Bardo n'est pas situé à Khân Al-Khalili, dans l'impasse des deux palais*. La brève et controversée allocution de Gassas, interrompue dans le désordre et la séance suspendue, n'a cessé depuis de provoquer les réactions en avalanche, provenant de l'exécutif, de la société civile et d'une multitude de Tunisiens et Tunisiennes qui se disent choqués. A vrai dire, il y a de quoi. En deux temps, trois mouvements, Gassas efface d'un revers de main l'histoire de ce pays, le combat de la femme tunisienne et ses victoires converties en lois, ainsi que les acquis des droits de l'Homme dans leur portée universelle. Il renie, paradoxalement, les dispositions de la Constitution que ce député est censé avoir élaborée avec ses collègues, femmes et hommes. Parlons de ses collègues, justement : Salma Baccar, la présidente du groupe démocratique, annonce le boycott des travaux de l'ANC, et une plainte que les femmes de son bloc comptent porter contre Gassas, pour préjudice moral. Les clones de Gassas Joint par La Presse, pour s'exprimer sur l'affaire devenue nationale, le constitutionnaliste Amine Mahfoudh fait valoir d'abord cet élément selon lequel Gassas reflète une mentalité assez répandue en Tunisie : celle du citoyen pas très instruit, porteur d'une culture conservatrice. De plus, et c'est le plus important, l'élu s'est exprimé dans l'intervalle du temps qui lui est imparti. « De ce fait, c'est une règle élémentaire observée dans toutes les démocraties, le député est libre de dire ce que bon lui semble durant le temps qui lui est consacré. C'est une liberté absolue, précise le juriste. Ceux qui appellent à la levée de son immunité ne savent pas de quoi ils parlent. Le représentant du peuple peut même appeler au meurtre, il bénéficiera de l'immunité. Ce n'est pas propre à la Tunisie. Cela est vrai aux Etats-Unis, en France, en Allemagne, partout. Sinon, ce serait une atteinte à la liberté du député. Maintenant, s'il s'était exprimé dans une conférence de presse ou sur un plateau de télé, nuance M. Mahfoudh, cela aurait été différent, probablement, mais dans l'hémicycle, aucune action en justice intentée contre lui n'est recevable et le juge est incompétent», fait valoir le juriste. De quoi refroidir bien des ardeurs. «On peut s'indigner, a-t-il ajouté, alerter l'opinion sur le danger du discours populiste. Mais cette réaction reste politique, donc reconnue et possible, contrairement à une traduction en justice, action nulle et non avenue». Et comme un malheur n'arrive jamais seul, le constitutionnaliste prévient qu'il faudra s'attendre à avoir non pas un Gassas mais plusieurs dans la prochaine assemblée, pour une législature de cinq ans. Parce que le vrai débat a été occulté, a-t-il regretté. On avait la possibilité d'avoir de grands partis et des élus crédibles. Dans ce cas, il n'aurait pas fallu opter pour la proportionnelle et le scrutin de liste, regrette encore Amine Mahfoudh. Deux catastrophes pour la période à venir. Les experts n'ont pas été entendus, pourtant ils avaient des arguments solides qui valaient la peine d'être étudiés pour éviter les divisions, les implosions et les candidats non fiables, non habilités pour exercer la fonction, mais qui auront la chance d'être inscrits dans des listes fourre-tout», conclut le professeur Mahfoudh. In fine, selon la règle qui veut que les mêmes causes produisent les mêmes effets, il faudra s'attendre à voir une future assemblée bigarrée, où le discours populiste risque de prendre le pas sur les vrais intérêts nationaux, où des élus extravagants et exhibitionnistes risquent de faire perdre le temps et l'argent des contribuables, en plus de provoquer des malaises à l'échelle nationale. Les sorties de Gassas, depuis les élections d'octobre 2011, sont des moments à oublier mais qui demeurent archivées, pour rappeler à qui de droit qu'ils ont un engagement vis-à-vis de cette nation et du peule tunisien qui n'a pas toujours été honoré. *Personnage principal de la trilogie de Néjb Mahfoudh, Ahmed Abd-El-Gawwad, commerçant aisé qui mène une double vie. Chez lui, c'est un patriarche despote qui ne se prive pas de faire la fête en dehors du foyer familial. *Un des trois romans de la célèbre trilogie de Néjib Mahfoudh