La Commission internationale de juristes basée à Genève (CIJ) a organisé hier une conférence à Tunis. Le thème de la rencontre, qui a vu la participation de juristes en plus des représentants des médias, était « Indépendance et responsabilité du système judiciaire tunisien : tirer les leçons du passé pour construire un futur meilleur». Les intervenants, tous membres de la CIJ, sont le magistrat espagnol Jose Antonio Martine Beine, la magistrate tunisienne Kalthoum Kannou et Saïd Benarbia, conseiller juridique principal en charge du programme Afrique du Nord et du Moyen-Orient auprès de la CIJ. Le point de départ des interventions est un rapport élaboré par la commission qui s'est attaché à analyser la phase constitutive tunisienne. Ce rapport est le fruit de plusieurs visites et rencontres de délégations relevant de la CIJ avec les représentants nationaux des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. La thématique de cette réunion s'est édifiée sur un paradigme comparatif entre les dispositions de la nouvelle constitution, les normes internationales et les réformes à apporter tant au niveau des textes de loi que des pratiques en vigueur. D'entrée de jeu, le haut magistrat M.Beine a précisé que la CIJ s'interdit d'interférer dans les politiques intérieures mais s'arroge le droit de signaler ce qu'elle considère comme violations aux normes internationales. Parmi les autres attributs de la commission, proposer les modèles des systèmes judiciaires qui ont fait leurs preuves à travers le monde, et ce au regard du droit comparé. Conseil supérieur de la magistrature, un corps autonome Les préoccupations soulevées par la délégation devant les autorités tunisiennes rencontrées, dont Mustapha Ben Jaâfar, concernent le rôle et les attributions du Conseil supérieur de la magistrature. «Tous les magistrats doivent avoir la chance et l'opportunité de choisir les membres du Conseil supérieur de la magistrature. C'est un organisme important pour défendre l'indépendance du système judiciaire», a tenu à faire valoir le membre de la CIJ. Ont été relevées dans cette intervention dite en espagnole et traduite instantanément en français, les pressions exercées sur les magistrats par le pouvoir exécutif, les médias, le pouvoir de l'argent, et autres groupes d'intérêts, a-t-il encore spécifié. La délimitation de la responsabilité des magistrats opérant en dehors de la loi a été également évoquée avec insistance. M.Beine a mis en avant la difficulté, voire l'impossibilité, de garantir une indépendance totale du parquet. En revanche, il existe des systèmes judiciaires où l'autonomie du ministère public est garantie». Pour ce qui est de la question sensible de la juridiction militaire, la Constitution espagnole, prise comme cas pratique, dispose que les tribunaux miliaires ont compétence de traiter les questions strictement militaires. Telle la discipline militaire, les infractions militaires, les autres conflits sont traités par la justice civile, compare M.Beine. Réintégration des magistrats révoqués Saïd Bernarbia a précisé pour sa part que le rapport a porté sur l'analyse du système judiciaire tunisien, en évoquant des exemples considérés comme une grave entorse aux standards internationaux. A l'instar de la révocation d'un certain nombre de magistrats par l'ancien ministre de la Justice. « Nous faisons appel aux autorités tunisiennes pour respecter les jugements émis par le tribunal administratif, et réintégrer ces magistrats révoqués en déni total de la loi et des pratiques judiciaires », a lancé S. Benarbia. En ajoutant, que les dispositions de la justice professionnelle sont présentées sous des termes vagues. Résultat, a-t-il regretté, des conduites qui relèvent de la vie privée ont été considérées comme des fautes professionnelles». Outre ce grave précédent, le membre de la CIJ a insisté sur les réformes qui doivent couvrir les anciennes lois et les vieilles pratiques impossibles à rayer d'un trait de plume. Le ministère public, qui est au cœur des procédures pénales, doit jouir de son indépendance par rapport au ministre de la Justice, recommande encore le juriste, qui a tenu à faire remarquer qu'à chaque fois que les violations concernaient des droits de l'Homme, et du fait de la dépendance du parquet envers le ministère de la Justice, les poursuites judiciaires ont été en deçà des normes internationales. «Il faut garantir l'indépendance du parquet et des procureurs par rapport au ministère de la Justice », a-t-il encore insisté. Kalthoum Kannou, ancienne présidente de l'Association des magistrats tunisiens et membre de la CIJ, a pour sa part tenu à relever les défaillances de la nouvelle loi fondamentale, en insistant sur la nécessité de l'adapter aux normes internationales. « S'il faut faire des amendements au niveau du chapitre du pouvoir judiciaire, pourquoi pas ?», a-t-elle lancé. Changer les pratiques et les mentalités La parole a ensuite été donnée à la salle. La question de La Presse était la suivante : «Peut-on affirmer que le pouvoir judiciaire est indépendant de l'exécutif, et a opéré des avancées au regard des normes internationales et des conventions ratifiées par la Tunisie ? Ou bien malgré l'adoption de la nouvelle constitution, les dépassements, le manque d'autonomie ainsi que les pratiques demeurent les mêmes que par le passé ?» C'est S. Benarbia qui a précisé à cet égard que «la justice tunisienne est conforme aux normes internationales. Cependant, et bien qu'il y ait une nouvelle constitution, les anciennes pratiques, telles que l'interférence de l'exécutif dans la carrière des magistrats, ainsi que bien d'autres dérives, nous renvoient aux anciennes pratiques. Il faut que le haut conseil du pouvoir judiciaire et l'instance provisoire de l'ordre judiciaire soient seuls responsables de tout ce qui a trait à la carrière des magistrats : les nominations, les transferts, les procédures disciplinaires. Pour ce qui est du parquet, ce n'est pas seulement le statut du procureur qui est à traiter, mais la question se pose sur le type de parquet que l'on veut avoir ? Un parquet indépendant du pouvoir exécutif mais également du pouvoir judiciaire ? Ou bien un parquet à la française où c'est le ministre de la Justice qui est le chef hiérarchique de tous les procureurs ? Le choix qui a été fait dans toute la région adopte le modèle français. Or, on considère que le parquet doit être indépendant du pouvoir exécutif, mais également du ministère de la Justice. Il faut par ailleurs que cette garantie constitutionnelle, analyse S. Benarbia, soit traduite au niveau législatif. Il ne faut pas perdre de vue, en outre, que ces pratiques ont existé depuis 50 ans. On constate de fait que le pouvoir exécutif en Tunisie ne veut pas lâcher l'affaire. Et ce n'est pas en changeant les normes uniquement qu'on va y arriver». A.M. Beine a précisé par rapport à notre question que l'Espagne a vécu plus de 40 ans sous la dictature, et 34 ans après la constitution, et qu'il n'existe aucun système judiciaire parfait. «Ce qui est important, a-t-il préconisé, c'est que les citoyens et les politiques, associés aux médias avec la liberté d'expression aidant, dénoncent les déficiences du système judiciaire. Je ne vois pas d'autres solutions », a-t-il conclu. C'est Kalthoum Kannou qui a pris la parole en dernier pour nous rassurer, malgré tout, sur les réelles avancées opérées par le système judiciaire tunisien, en donnant un exemple concret, pour prouver que réformer l'appareil normatif, c'est bien mais qu'il y a un travail de fond à faire pour faire évoluer les pratiques et les mentalités. « Lorsque l'ex-chef du gouvernement a décidé de mettre un terme à l'application des décisions émises par l'instance provisoire de l'ordre judiciaire, en faisant un mini-mouvement judiciaire, les magistrats n'ont pas exécuté ses ordres et se sont tenus aux décisions de l'instance judiciaire, alors que par le passé, rappelle la magistrate, les décisions politiques étaient exécutées systématiquement par les magistrats. Ce qui prouve, analyse Mme Kannou, que les magistrats sont plus ou moins rassurés sur leur avenir, par voie de fait, ils ont été solidaires avec l'instance de l'ordre judiciaire et le Conseil de la magistrature, et non pas avec le pouvoir exécutif qui a voulu interférer pour faire appliquer des directives et n'y a pas réussi. Ce qui est une avancée conséquente en soi». Voilà qui est rassurant, effectivement, mais l'impression générale qui se dégage de la rencontre est que la Tunisie est au commencement du chemin, pour garantir de manière pérenne et la séparation des pouvoirs et, ultime défi, l'indépendance du pouvoir judiciaire.