Si Abdelhakim Amor Belkhiria, l'un des premiers directeurs ayant pris la relève de l'équipe israélite dirigée par Henri Smadja, vient d'être rappelé éternellement par l'Etre parfait, suprême et éternel. Personnellement, comme beaucoup d'autres de mes vieux collègues, j'ai été durement secoué par la nouvelle de cette perte cruelle. Ceux qui comme moi l'ont connu de très près et l'ont bien côtoyé savent très bien qui était l'homme qui vient de nous quitter. L'enfant prodige de Jammel nous couvait tout le temps de son affection. Comme si nous étions ses propres enfants. Le plus clair du temps, il était hors de son bureau à parcourir les bureaux de la rédaction, alors séparés par des cloisons, pour nous encadrer, nous conseiller et nous guider sur les problèmes clés du moment. C'est au bureau de feu Moïse Madar, l'animateur et le grand secrétaire de rédaction, qu'il se plaisait à passer de bons moments. Parce que c'est là que convergeaient les journalistes fixes et pigistes pour remettre directement leurs papiers. Il n'y avait alors ni E-mail ni fax. Rien que le «main en main» et le télex. Tantôt c'est Hédi Balegh qui faisait irruption pour remettre la copie de sa rubrique «La clé des champs». Tantôt c'est Alya Bouhadiba, alors pas encore Mme Hamza, qui fournissait ses «Indiscrétions d'Elyssa», avec son éternel sourire angélique. Tantôt aussi Moncef Ben Mrad, avec son gabarit colossal et sa voie tonnante et tonitruante faisant vibrer les vitres, se présentait pour remettre ses papiers réguliers sur le ciné-club d'Hammam-Lif qu'il animait. Avec tous ces rédacteurs, se relayant au troisième étage des locaux vétustes de la rue Bach-Hamba, Si Amor trouvait toujours matière à discussion, amicalement...et horizontalement... Et c'est avec le phénomène Youssef Seddik, encore petit philosophe en herbe et étudiant en philosophie, que les discussions du grand directeur étaient chaudes. Parce que Youssef, comme toujours, ne mâchait pas ses mots. Et la modestie du directeur l'encourageait parfois à se montrer arrogant dans ses démonstrations, ses approches et ses interprétations, souvent non partagées par le patron ci-devant. Le grand disparu n'hésitait jamais à tendre la perche aux «naufragés» méritant d'être sauvés. Il l'avait fait entre autres avec le brave Aïssa Baccouche, militant estudiantin de la première heure et ex-secrétaire général de l'Ugtt, limogé arbitrairement pour avoir refusé de «vendre» sa cause au diable. Si Amor était là pour le repêcher, l'embaucher en catimini pour lui préserver sa dignité et le protéger contre la furie de l'unique parti. Pour ne pas s'attirer le courroux du pouvoir et les ennuis, le directeur devait demander à la nouvelle recrue de ne pas signer ses papiers et de les faire publier sous un pseudonyme. Ce qui lui permettait de gagner son pain sans laisser aux autres le loisir de lui ôter le goût du pain. Depuis, Aïssa Baccouche était «baptisé» Ibn Himem. Amor Belkhiria était un défenseur né, de la liberté de s'exprimer. Malgré le parti unique et la mauvaise logique de l'Etat-providence, il parvenait habilement à arracher une large part de liberté. Il nous disait toujours : dites toujours la vérité sans ménager personne... sauf Bourguiba. Il savait comment risquer, sans prendre de gros risques. Et ne jouait pas avec le feu... Je me rappelle avoir couvert, début 1970, la grève des PTT. Lorsque la grève était un crime de «lèse-majesté» contre ceux qui gouvernaient. Aux commandes du département des PTT ce n'était pas n'importe qui. C'était l'enfant d'El Ouardanine et l'homme fort de l'équipe du combattant suprême, feu Abdallah Farhat. J'avais dit dans mon papier que la grève était réussie. Et que environ 80% des postiers avaient adhéré au mouvement. A 8 heures pile, le téléphone du défunt directeur sonne. C'est feu Hédi Nouira en personne qui, dans une colère noire, proteste contre ma personne. «D'où est-ce que votre journaliste a puisé le taux de réussite avancé ?» Réponse au petit patron mis à l'épreuve, au grand patron à la recherche de preuves ! «C'est une simple appréciation qui appartient et revient à l'auteur du papier, en l'absence de statistiques scientifiques». Le défunt Premier ministre s'en convainc plus ou moins et raccroche. Si Amor, qui avait un bon motif pour me mettre à la porte, ne serait-ce que pour plaire à ceux qui lui avaient ouvert la porte du plus grand journal du pays, me rejoint dans mon petit coin à la bibliothèque du journal, pour m'annoncer son malheur matinal, me taper sur les épaules et me dire : «Continue Larbi ! J'ai confiance en ce que tu dis. Tout le monde dit ce que tu as dit. On est tous là pour satisfaire notre conscience et plaire à ceux qui cherchent la vérité et non pas à ceux qui nous demandent de déformer la réalité». J'ai cité ce petit exemple pour dire combien l'homme était grand. Et était plus grand que le fauteuil, qui ne lui était pas pour autant...collant. Et était toujours prêt à retourner à son bled natal la tête haute, même avec les poches retournées... Ce qui serait bon à savoir c'est que Si Amor aimait bien rire et rigoler. Et rien ne le perturbait sauf si son DAF, le grand Azzouz Bel Hassan, lui disait que les recettes des ventes et de la publicité tendaient vers la baisse ! Ô combien il était heureux comme un oiseau dans le ciel et un poisson dans l'eau lorsqu'il entend, à partir de son bureau, l'hilarité générale dans les locaux de la rédaction. Il savait alors que feu Mohamed Boughnim venait d'atterrir pour faire mourir tout le monde de rire. En faisant des siennes et un drôle de combat de coqs avec feu Mohamed Mahfoudh, alors encore étudiant en 2e année lettres, cheveux longs et habillé en hippie... C'était pour tout le monde, à commencer par l'illustre directeur, la grande récréation. Que Si Amor bénissait. Parce qu'il savait que cette ambiance allait faire par la suite le plus grand bien pour des rédacteurs toujours stressés et pressés de remettre leurs papiers à l'instant «T». Cela dit, je pense que finalement je n'ai pas assez donné à César ce qui appartient à César. Car, on ne peut pas résumer les atouts et la grandeur de l'homme dans un seul papier. Il ne me reste plus qu'à dire à l'âme de Si Amor repose en paix et la rassure que jamais «La Presse» et ses hommes ne sauraient t'oublier. Et que tout son personnel, aux divers niveaux de la hiérarchie, saurait être fidèle aux nobles principes que vous lui avez appris.