Le 8 septembre démarrait la campagne de dépôt des candidatures à l'élection présidentielle. Focalisant l'opinion, semée de bévues et de « couteaux tirés », la course anticipée à Carthage esquive l'essentiel : quel président et quel programme pour la Tunisie ? Au soir du 14 janvier 2011, se dressait partout dans le ciel tunisien ce portrait géant de l'ancien président accompagné d'un slogan impérieux : « Ben Ali, Khiyarouna Al Awhad » ( Ben Ali, notre unique option ). Miroir. Moins de quatre ans après, ils sont, en cet automne 2014, près de quarante Tunisiennes et Tunisiens à avoir annoncé leur candidature à l'élection présidentielle du 23 novembre prochain. Entre ceux qui s'essouffleront en cours de route et ceux qui réservent encore la surprise de leur apparition, les observateurs prévoient une quinzaine de candidats définitifs. Au-delà de l'effervescence démocratique favorisant un tel engouement, le nombre de candidats jugés démesuré suscite bien des interrogations. Le psychanalyste Fethi Benslama interpelle Freud. « Le despote est toujours un grand Narcisse qui déleste ses sujets de l'amour pour eux-mêmes à son profit. Il veut être le miroir où ils se reconnaissent à travers lui... Avec la révolution, le retrait du corps imaginaire du despote a fait place à une surface réfléchissante pour les êtres vivant ensemble... Certains s'intronisent en une multiplicité de Narcisses qui s'affrontent pour des parcelles de pouvoir, au nom de petites différences. » Interrogé à ce sujet, l'un des candidats l'explique par « la trop grande souplesse des conditions d'éligibilité qui devraient au moins exiger des certificats d'aptitude physique et mentales des futurs présidents ». La suggestion, symptomatique de l'hygiène de l'arène électorale, va inspirer les uns et soulever chez d'autres des questions autrement plus graves : faut-il trahir le secret médical des candidats qui ne le feraient pas volontairement ? Et surtout, comment déceler les immaturités et autres maladies du pouvoir qui échappent encore aux progrès du diagnostic médical ? Responsabilité Car, parmi ceux qui postulent au rang de premier président tunisien librement et démocratiquement élu au suffrage universel, il y a des chefs de parti, des indépendants, des indépendants proches de partis, des profils conventionnels, des candidats « sérieux », des concurrents sévères. Mais il y a aussi des postures insolites, des ego démesurés, même des aspirants qui ne se font pas d'illusions et avouent être juste tentés par l'expérience démocratique à son plus haut niveau... Question de « jouer » l'épreuve de l'article 74 de la nouvelle Constitution. « Ont-ils tous conscience de l'immensité de la mission?... », interroge ce citoyen perplexe sur les ondes d'une radio, sans attendre la réponse. Fait marquant : avec ce que la dictature a légué et ce que les balbutiements démocratiques des trois dernières années ont infligé à l'image du président, les candidats de 2014 semblent avoir bonne conscience. A travers une forme d'assurance sans contenus et sans projets qui filtre de leurs déclarations, ils se comparent au pire ; ils se mesurent à Ben Ali et à Marzouki. Deux épouvantails commodes qui épargnent à beaucoup la conscience de leurs propres limites. Brouillages Côté paysage, on devait partir sur une bonne vieille polarisation droite gauche entre ce que les sondages présentent comme les deux forces politiques concurrentes du pays, à savoir le mouvement islamiste Ennahdha et le mouvement Nida Tounès. Or, le premier - et en dépit de la suffisance authentique et mythique dont se prévaut sa machine - se trouve dans l'impossibilité de présenter un candidat avec des chances de victoire réelles. Là où le second dispose, à l'opposé, d'un candidat qui occupe le haut des sondages mais dont l'aura personnelle détermine un peu trop la destinée de la machine. Cette situation inédite a deux conséquences tout aussi inédites sur l'échiquier électoral. La première est l'obstination du mouvement Ennahdha dans sa quête du « président consensuel élu » : un non-sens politique élevé au rang de sagesse historique. Jouant sa survie dans les alliances gouvernementales post-électorales, le mouvement participe au brouillage des cartes préélectorales en forçant les alliances contre nature. Pour ajouter à la confusion, le ballon d'essai propulsant le chef du gouvernement Mehdi Jomâa dans la liste des candidats au consensus aura nourri une semaine de controverse avant d'être officiellement démenti. La deuxième conséquence concerne le mouvement Nida Tounès et, à un degré moindre, tous les partis qui présentent un candidat à la présidence : comment faire pour que la présidentielle - ses coups de théâtre, ses mésalliances et ses notes discordantes dont augure l'actualité – n'escamotent pas ou n'impactent pas de plein fouet les législatives qui la devancent ? Comment des partis, pour la majorité jeunes ou non rodés, feront-ils la part des deux processus ? Prérogatives. Dans ce grand show, nos candidats savent-ils, enfin, quel président veulent les Tunisiens ? Ou encore quel président faut-il pour la Tunisie ? Sondages à l'appui, nombreux parmi les Tunisiens eux-mêmes ne le savent toujours pas. L'insécurité physique et économique et la difficulté à entrevoir l'avenir empêchent une partie de l'opinion de se représenter le futur président de la République. Nostalgie de Bourguiba, nostalgie de Ben Ali... Chez le premier, on regrette la résolution du moderniste et l'habileté du stratège national et international. Chez le second, la poigne policière que la révolution a balayée. Le tout à côté d'un culte encore vivant du Zaïm perdu ; du leader charismatique à l'ancienne que le pluralisme démocratique ne peut pas reproduire. Restent les prérogatives présidentielles proprement dites. Beaucoup s'y méprennent depuis que l'alliance de décembre 2011 et l'organisation provisoire des pouvoirs les ont anémiés et même après que la nouvelle Constitution les a sensiblement renforcés. « En cette période précise où l'Etat est mis à mal, vaincra celui qui représente le mieux l'Etat et il n'y a rien de plus difficile que de représenter l'Etat. » Pronostique l'historien chercheur Adel Ltifi, en écho à l'article 72. Les experts se font un brin plus précis : « Vaincra celui qui représente parfaitement l'Etat et se distingue d'une maîtrise au double niveau de la diplomatie et de l'économie. » De l'étape de la présidence transitoire et de ses errements diplomatiques, il est resté cette leçon qui ne laisse au futur président aucun droit à l'erreur : la politique locale dans ses principales dimensions économique et sécuritaire est étroitement liée à des relations internationales et des équilibres géostratégiques où la finance et la sécurité constituent aussi les maîtres mots.