Par Raouf SEDDIK Les anciens Grecs qui ont eu à réfléchir sur le besoin qu'a l'homme de revenir sur son passé, de le regagner contre le vent de l'oubli, de le repeupler et de lui redonner vie, ces gens-là n'ont pas considéré que la tâche devait revenir à un chroniqueur : un chroniqueur qui consignerait par le menu les événements vécus par tel village ou tel royaume. Ou un archiviste qui accumulerait en lieu sûr les témoignages recueillis avec soin. Non, ils ont pensé à une muse... Clio, dont le nom évoque pour beaucoup d'entre nous un de ces spécimens du savoir-faire moderne en matière de transport automobile, est d'abord la muse de l'Histoire. Ce qui, soit dit en passant, signifie que l'Histoire de ces époques reculées, celle d'un Hérodote ou d'un Polybe par exemple, même quand elle innovait par sa cohérence rationnelle, ne manquait pas d'obéir à une autre loi: celle du récit qu'on raconte et qui doit susciter l'émerveillement... Une histoire qui n'aurait pas captivé l'auditoire, qui l'aurait ennuyé, il était légitime de penser qu'elle avait usurpé son titre. Elle n'avait pas droit au chapitre. Que l'historien devait donc être inspiré par l'une des neuf muses, cela veut dire qu'il avait avec le poète une relation de cousinage intellectuel. Comme il en avait avec le musicien et même avec le danseur. C'est que se remémorer le passé, c'est nécessairement le célébrer. Un passé froidement reconstitué, selon la méthode de nos modernes scientifiques, outre qu'il ne présentait aucun intérêt pour les anciens, outre que c'était une production de l'esprit tout à fait incongrue et hors de propos, c'est un passé qu'on ne pouvait célébrer... Mais, dira-t-on, ce qu'on célèbre dans le passé, est-ce tout le passé ? N'est-ce pas plutôt les moments les plus glorieux: telle victoire militaire, telle récolte particulièrement abondante, telles épousailles princières qui ont scellé le destin du pays...? Célèbre-t-on aussi les défaites, les mauvaises récoltes et les heures sombres par lesquelles il arrive que passe toute collectivité humaine ? Oui, c'est aussi cela ! Plus encore que la mémoire des moments heureux, celle des malheurs vécus renforce ce ciment qui unit les clans et les peuples. Certes, la célébration prend dans ces cas un ton différent : un ton grave, sur un mode qui nous rapproche de la confidence. On évoque parfois de coupables actions, qui sont censées expliquer la colère des dieux. Un tel détour explicatif et narratif nous fait sourire aujourd'hui, mais ce n'en est pas moins un moyen de forcer l'accès aux moments les plus obscurs du passé : ceux au cours desquels l'homme se sent abandonné, livré au désordre, et par rapport auxquels la tendance naturelle est d'éprouver de la honte et de tout rejeter dans l'oubli. Mais parce que le devoir de mémoire se conçoit dès le départ comme un devoir de vérité, il n'est pas admis que l'on fasse le tri, que l'on choisisse selon son bon vouloir ce qui mérite d'être célébré et ce qui ne le mérite pas. Ce n'est plus de l'histoire, alors : c'est un travestissement du passé. Un mensonge sur soi ! La muse, qui est fille de Zeus, ne le permet pas : elle aime la fantaisie, mais ne supporte pas qu'on induise en erreur, ni par action, ni par omission. Pour la mémoire, pénétrer cette zone du malheur, et donc conjurer l'oubli, oubli qui est ici négation du passé, c'est nécessairement faire preuve d'imagination. La mémoire se doit en effet de se faire guérisseuse...