Le thème de l'amour impossible est un filon dans lequel la littérature n'a jamais cessé de puiser. En Europe, et bien avant les romantiques, les textes littéraires qui, au Moyen-Age, ont fait pour la première fois leur apparition à partir des langues communes, étaient largement inspirés de ce thème. On rédigeait alors des poèmes et des récits en brodant sur l'amour courtois en l'honneur de sa «Dame». On redonnait peut-être vie à d'anciennes légendes locales, mais il y a fort à parier qu'on empruntait surtout à l'Andalousie, dont la forteresse commençait à reculer sous les coups de boutoir de la Reconquista, laissant chaque fois à l'Europe chrétienne des territoires culturels à explorer… à imiter aussi. L'Andalousie a perpétué sur son sol des traditions littéraires qui remontent à l'Arabie préislamique, où la vie nomade dans la vacuité des espaces désertiques et les conflits entre tribus se prêtaient à une poésie qui chante l'absence de l'aimée. Poésie dont la recherche de la pureté n'était pas absente. C'est ce qu'on appelle la poésie «odhrite» représentée par des figures comme al-Muraqqash al-Akbar, Awf Ibn Saad, al-Muraqqash al-Asghar et Rabî Ibn Sufiane. Elle se déployait à la faveur d'un obstacle. Mais la barrière que posait la guerre tribale ou, plus simplement, le voyage à travers le désert était remplacée en Andalousie par celle des familles et des interdits. Dans tous les cas, l'amour naissant ignore les barrières, anciennes ou nouvelles, mais se heurte à elles pour vivre et affirmer sa propre loi, et il vit quand même : dans un défi que la mort n'arrête pas, dont elle finit au contraire par révéler la puissance. Ce qui ouvre parfois à une dimension qui dépasse le destin des individus… L'histoire de Majnoun ne date pas elle-même de ce passé préislamique, bien qu'elle en porte aussi des traces profondes et qu'elle se rapporte à son cadre naturel. On fait remonter, en effet, le texte au deuxième siècle de l'Hégire, à l'époque de la dynastie omeyyade. La vie citadine et ses règles avaient commencé à faire peser certaines de ses contraintes sur la vie d'habitants dont l'âme, pour beaucoup d'entre eux, continuait d'être hantée par la liberté des grands espaces. L'analyse du texte qui nous est parvenu a fait penser aux spécialistes qu'il ne s'agissait pas de l'œuvre d'un seul auteur, qu'il s'agissait bien plutôt de la collection de poèmes écrits par plusieurs personnes… C'est sans doute vrai ! Toujours est-il que ce fou d'amour aux multiples visages s'est fait connaître dans l'histoire sous le nom de Qays… Qays Ibn Al-Moulawwah. C'est à ce personnage qu'est échu le privilège d'incarner cette poésie toute dévouée à chanter l'aimée, qui se voulait un pont avec la tradition des poètes préislamiques. Mais qui s'en distinguait malgré tout en ce qu'elle trahissait sans doute la nostalgie d'un monde perdu. Qui s'en distinguait aussi en ce qu'elle poussait à son extrême limite la contradiction entre la loi de l'amour et la loi sociale, devenue entre-temps une loi religieuse codifiée, qui pénétrait donc jusque dans l'intériorité de l'âme pour en orienter les pensées. Quelle est l'histoire ? Elle tient en quelques phrases. Qays et Layla, selon une version admise, étaient cousin et cousine. Ils ont grandi ensemble et faisaient paître les troupeaux en toute innocence. Jusqu'au jour où, les années passant, Qays, au mépris des usages, se met à chanter son amour pour Leyla en des poèmes qu'il rédige et qu'il déclame à qui veut l'écouter… Un acte indélicat, qui relève cependant de la naïve expression de ses sentiments, mais un acte d'offense insupportable pour la famille de la jeune fille qui s'empresse de soustraire cette dernière à sa vue. Puis qui lui trouve un mari afin de rétablir son honneur altéré. Rien de très extraordinaire jusqu'ici. A ceci près que le deuil de cet amour ne se fait pas dans le cœur de Qays, pour qui plus rien n'a de goût sans celle qu'il continue d'aimer. Le temps n'y fait rien. Ou plutôt si : il transforme l'absence de Layla en une autre forme de présence, qui envahit l'univers… La nature se fait Layla. Tout porte sa mémoire, son témoignage. La profondeur du déchirement a dans l'âme de Qays des retombées cosmiques, pour ainsi dire. Contre une certaine tradition monothéiste qui fait taire la nature pour ne situer le lieu de la parole première qu'en Dieu, le poète redonne la parole à la nature : à travers l'absence de l'aimée, tout redevient message en elle. Il y a là comme une revanche du paganisme, dont le génie propre était justement d'insuffler de l'esprit dans les arbres, le chant des oiseaux, la majesté des montagnes, la force du vent… Car si tout évoque Layla dans la nature, c'est bien que le pouvoir de parler existe en cette nature. Et, poussons plus avant le propos : si ce pouvoir existe, et que la nature est cependant traitée comme si elle était muette, c'est peut-être bien parce que sa parole est empêchée, comme le chant de Qays pour sa bien-aimée a été empêché. La force du poète, et de sa «folie», est de réveiller la parole de la nature en une insurrection poétique contre une loi qui cherche à les faire taire tous deux. Le deuil impossible se meut donc en cette révolte universelle, tant et si bien que, selon l'histoire, lorsque Layla vient enfin le rejoindre dans le désert où il s'est réfugié parmi les bêtes sauvages, Qays ne lui accorde pas un regard : Layla n'est plus pour lui cette personne particulière dans le monde, elle est la nature tout entière, nature "éloquente" et qui ne saurait être réduite à l'une de ses manifestations. Layla arrive trop tard : elle arrive après sa propre mutation dans l'esprit de Qays en quelque chose qui la dépasse infiniment et qui prend la dimension d'un soulèvement de la nature comme pouvoir d'évocation et de parole… Qui est en même temps soulèvement de l'amour et de sa nature sauvage contre les lois humaines qui prétendent le régenter et l'asservir. Mais alors ? Layla n'aurait-elle été qu'une simple occasion, un catalyseur sur le chemin d'un Qays qui, lui, porte en son âme révolutionnaire la revanche du paganisme : la revanche de la parole de la Terre contre celle du Ciel ? Oui et non. Oui, en effet, parce que le cœur de Qays était trop grand pour se contenter de l'espace d'une histoire d'amour aux contours limités : il lui fallait les grands espaces et cet élément de «sauvageté» que seul le deuil lui fera découvrir. Mais non parce qu'il fallait que son amour pour Layla fût infini afin que le deuil fût à son tour impossible et que, ainsi, et seulement ainsi, advienne cette insurrection de la nature qui finira certes par engloutir Layla.