Romans, récits, essais, films, préfaces, chansons... Patrick Modiano est un touche-à-tout inlassable qui décrit sa démarche par une confession : ‘'Je travaille comme un somnambule!'' comme pour justifier qu'il écrit sur les vicissitudes d'une période qui a pris fin à sa naissance : la Seconde Guerre mondiale. ‘'Pour son art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l'Occupation'', ainsi que l'attestent les jurés de l'Académie suédoise, le romancier français Patrick Modiano a reçu jeudi le prix Nobel de littérature 2014, consacrant définitivement une carrière littéraire d'une trentaine de romans qui ont raconté le Paris de la Seconde Guerre mondiale, alors qu'il devient, à 69 ans, le quinzième Français à recevoir la prestigieuse distinction. Et pas après 30 ans du dernier en titre (Le Clézio, en 2008), comme le pensait son éditeur, Antoine Gallimard, mais juste 6 ans. Le secrétaire perpétuel de l'Académie suédoise Peter Englund va même jusqu'à qualifier Modiano de ‘'Marcel Proust de notre temps.'' ‘'Cela me semble un peu irréel'' Quant à Modiano, il le prend de beaucoup moins haut, paraissant un peu gêné de figurer dans la même communauté qu'Albert Camus et de rejoindre d'illustres figures quasi historiques dont il dit qu'il n'est que l'admirateur : ‘'Cela me semble un peu irréel parce que je me souviens de souvenirs d'enfance, même Camus, je devais avoir 12 ans, et puis d'autres. Cela me semble un peu irréel d'être confronté avec des gens que j'ai admirés. C'était comme une sorte de dédoublement avec quelqu'un qui s'appelait comme moi... Tout cela a été un peu abstrait.'' La modestie lui va bien alors que sa trentaine d'œuvres ont été traduites en 36 langues. Une œuvre dominée par les jeux de piste, les investigations, les recherches. Un style sobre, limpide, facile à aborder. Des héros en perpétuelle recherche identitaire, évoluant entre deux mondes. La ‘'recette'' de toute son œuvre où Modiano s'est centré sur le Paris de la Seconde Guerre mondiale, où le poids des événements tragiques d'une époque terrible a pesé très lourd sur le destin de personnages somme toute ordinaires, monsieur tout-le-monde. Avec Raymond Queneau... Né le 30 juillet 1945, Modiano a connu un roman familial tourmenté, une adolescence terrible avant de trouver le salut dans l'écriture. Sa rencontre avec Raymond Queneau, l'auteur de ‘'Zazie dans le métro'' est cruciale. Introduit par celui-ci dans le monde littéraire, Modiano a l'occasion de participer à des cocktails donnés par les éditions Gallimard. Il y publiera son premier roman en 1967, ‘'La Place de l'Etoile'', après en avoir fait relire le manuscrit à Queneau. À partir de cette année, il se consacre exclusivement à l'écriture. Avec Hugues de Courson, camarade d'Henri-IV, il compose un album de chansons, Fonds de tiroirs, pour lesquelles ils espèrent trouver un interprète. Introduit dans le show bizz, Hugues de Courson ‘place' l'année suivante, en 1968, la chanson Etonnez-moi, Benoît... ! auprès de Françoise Hardy. Deux ans plus tard, ce sera L'Aspire à cœur auprès de Régine. En mai 68, Patrick Modiano est sur les barricades mais en tant que journaliste pour Vogue. Le 12 septembre 1970, il épouse Dominique Zehrfuss, la fille de l'architecte du CNIT, Bernard Zehrfuss. Dès son troisième roman, Les Boulevards de ceinture, le Grand prix du roman de l'Académie française de l'année 1972 l'inscrit définitivement comme une figure de la littérature française contemporaine. En 1973, il écrit avec le réalisateur Louis Malle le scénario du film Lacombe Lucien, dont le sujet est un jeune homme, désireux de rejoindre le maquis pendant l'Occupation, que le hasard, un rien, une parole de défiance à l'endroit de sa jeunesse peut-être ou une absence de parole, fait basculer dans le camp de la Milice et de ceux qui ont emprisonné son père. Le scénario est publié chez Gallimard qu'il présente à Italiques. La sortie du film en janvier 1974 déclenche une polémique au sujet de l'absence de justification du parcours du personnage, ressentie comme un déni de l'engagement, voire une remise en cause de l'héroïsme, et provoque l'exil du cinéaste. En novembre 1978, il parvient à la consécration avec son sixième roman, Rue des boutiques obscures, en recevant le prix Goncourt ‘'pour l'ensemble de son œuvre''. L'identité et l'impuissance à saisir les désordres Selon les analystes de la littérature modianienne, l'essentiel du travail du nouveau Prix Nobel se construit à partir de deux thèmes majeurs : la quête de l'identité (la sienne et celle de son entourage), ainsi que l'impuissance à comprendre les désordres, les mouvements de la société. Ce qui produit un phénomène où le narrateur se trouve presque toujours en observateur, subissant et essayant de trouver un sens aux nombreux événements qui se déroulent devant lui, relevant des détails, des indices, qui pourraient éclaircir et constituer une identité. Modiano (ou son narrateur) se montre parfois comme un véritable archéologue de la mémoire, relevant et conservant le moindre document, insignifiant au premier abord, afin de réunir des informations à propos de lui-même, de proches ou bien d'inconnus. Certaines pages sont travaillées de façon à sembler écrites par un détective ou par un historiographe. Autre obsession modianienne, la période de l'Occupation allemande. Né en 1945, il ne l'a évidemment pas connue, mais il s'y réfère sans cesse à travers le désir de cerner la vie de ses parents durant cette période au point de se l'approprier et d'y plonger certains de ses personnages. L'évidente dualité idéologique de ses parents tend ainsi à faire émerger dans ses œuvres des protagonistes à la situation floue, aux limites et profils mal définis (notamment dans la première trilogie, dite « de l'Occupation », que composent ses trois premiers romans).