Si une fiction franchissait les limites de ce que nous sommes capables de nous représenter dans le monde réel, nous ne pourrions plus y croire. Prenons l'exemple d'Harry Potter, la suite romanesque du genre fantastique, comprenant 7 tomes, écrite par J.K. Rowling, traduite en 67 langues, adaptée au cinéma et qui narre les aventures d'un apprenti sorcier nommé Harry Potter et de ses amis à l'école de sorcellerie Poudlard. L'intrigue principale concerne la confrontation entre Harry et le mage noir Lord Voldemort, qui a tué les parents d'Harry et tente de prendre le pouvoir sur le monde sorcier. Cette figure du jeune héros qui se bat contre le mal dans un monde tout à fait irréel, nous renvoie en miroir l'image de notre monde. Construite sur le modèle de l'orphelin résilient, elle catalyse nos interrogations sur l'enfance et l'éducation. Un certain nombre de thèmes du roman, tout en étant parfaitement intégrés à l'univers fictif créé par Rowling, entrent en résonance avec l'esprit de notre époque. Isabelle Smadja, philosophe et auteur de l'ouvrage «Harry Potter, les raisons d'un succès», explique que la psychologie des personnages, notamment, est en accord avec quelques-unes des idées de notre temps sur la construction de l'enfance. De ce fait, écrit-elle, les personnages plaisent aux enfants, parce qu'ils correspondent à l'image qu'ils voudraient donner d'eux à leurs parents. Et ils plaisent aux adultes en ce qu'ils reflètent soit l'enfant idéal, soit l'enfant tel qu'ils pensent qu'il sera construit par son éducation. Le modèle de l'orphelin Dans son analyse, Isabelle Smadja précise que le personnage d'Harry est construit sur le modèle de l'orphelin résilient : alors qu'il a subi un certain nombre d'épreuves — la mort de ses parents, la maltraitance… —, le personnage parvient malgré tout à surmonter les obstacles. Il en ressort un message très rassurant pour les adultes qui doutent parfois de l'éducation qu'ils donnent : à travers la lecture de ce roman, ils peuvent se rassurer en se disant que, de toute façon, l'enfant a une capacité à «rebondir», et même à devenir plus résistant. Inversement, ajoute Smadja, Dudley, l'horrible cousin d'Harry, est présenté comme une victime de son éducation calamiteuse; celle-ci s'explique par le drame qui, secrètement, ronge la famille Dursley. On peut penser que Dudley est gavé de nourriture essentiellement parce qu'Harry est affamé, il n'est comblé de cadeaux que parce qu'Harry n'en a aucun ; il a deux chambres parce qu'Harry n'en a aucune et dort sous un placard; enfin, ses parents débordent d'amour pour lui parce qu'ils détestent Harry. Bref, Dudley, en dépit de tous ses défauts, est une victime : cet enfant, devenu obèse et stupide à force de gâterie, est le fruit de la culpabilité de ses parents ; ces derniers, en effet, comme pour se rattraper des souffrances qu'ils font subir à Harry et se prouver qu'ils sont d'excellents parents, ont besoin de survaloriser Dudley. Là encore, Rowling nous livre une vision de l'éducation conforme à l'idéologie de notre époque, une vision qui rend en grande partie les parents responsables des défauts de leurs enfants, et décèle par ailleurs, dans les secrets de famille, l'une des causes des comportements pathologiques des parents face à leurs enfants. L'enfant en guerre Toujours selon la philosophe, un autre élément du roman se révèle être en phase avec les idées actuelles : l'enfant, en dépit de quelques interdits spécifiques à son âge, se voit doté de compétences et de responsabilités similaires à celles des adultes, voire, dans certains cas, plus importantes. Harry est considéré dès sa onzième année comme le seul capable d'éviter à la communauté sorcière la terrible dictature de Voldemort. Il est le sauveur d'un monde en péril. Il part en guerre contre les forces du mal. Les adultes, quant à eux, baissent les bras devant les menaces qui obscurcissent l'avenir et s'en remettent aux enfants pour les protéger. Imaginaire moderne Bien qu'inspiré de contes de fées, de mythologies grecques, de la Bible et de légendes du monde, le roman de Rowling est on ne peut plus moderne, il intègre les apports des nouvelles technologies, dont on connaît l'attrait auprès des jeunes. «L'aptitude de l'auteure à digérer dans un ensemble cohérent des éléments issus de cultures différentes est rassurante : alors que nous pouvons avoir le sentiment de perdre nos repères face à l'extension brutale et en apparence illimitée qu'offre l'Internet, le roman de Rowling nous présente un exemple d'ouverture réussie qui, loin d'exploser en connaissances éparses, recueille en une forme harmonieuse des éléments variés. Bien plus, à travers des inventions comme la carte du maraudeur ou la cape d'invisibilité, ce roman parle à la génération des «screenagers», en leur fournissant des métaphores qui fonctionnent comme de véritables outils de l'imagination, pour intégrer, modeler ou traduire dans l'imaginaire leur expérience de ce nouvel espace qu'est l'espace virtuel.»