Ennahdha a donné des consignes de vote secrètes pour soutenir Moncef Marzouki, tout en annonçant une neutralité de façade. Ainsi, laisse-t-il la porte des pourparlers gouvernementaux ouverte avec Nida Tounès. En même temps, il voudrait fragiliser Nida Tounès en le privant du raz-de-marée électoral en cas de victoire aux législatives et à la présidentielle Le communiqué du Conseil de la choura du mouvement Ennahdha a été bref. Laconique même. Fathi Ayadi, président du Conseil de la choura, l'a lu en 45 secondes. Les dés sont jetés. Le parti Ennahdha a choisi de ne soutenir aucun candidat à l'élection présidentielle, nominativement. De prime abord, ses adhérents, militants et sympathisants voteraient volontiers pour qui bon leur semble. Les observateurs avertis s'en doutaient bien. Contrairement aux hypothétiques candidats fantasques en mal de parrainage d'Ennahdha. Eux y croyaient dur comme fer. Ils ont redoublé les apparitions et les déclarations ces derniers jours en vue d'obtenir la bénédiction du parrain. Que dis-je, ils racolaient Ennahdha en bonne et due forme, s'abîmaient dans des exercices contorsionnistes. En vain. Ennahdha souscrit à la thèse d'Emmanuel Levinas qui disait que la politique, c'est l'art de prévoir et de gagner par tous les moyens la guerre. Parce qu'Ennahdha est aujourd'hui un parti en guerre. Contre les résultats des élections législatives du 26 octobre dernier qui la fragilisent, en prime, contre une partie des Tunisiens qui ont voté le 26 octobre. Le mouvement islamiste a déjà accusé le camouflet des élections législatives. Son seul souci est de limiter les dégâts. Autant que possible. Il a décidé donc de mettre deux fers au feu. Ne soutenir personne nominativement et espérer, ce faisant, composer avec la majorité gouvernementale de Nida Tounès, tout en soutenant en sourdine le président sortant, Moncef Marzouki Récapitulons. Sur les 3.579.257 votants aux législatives, Ennahdha n'a recueilli qu'à peine 26% des voix, dans les 33 circonscriptions électorales. Nida Tounès, son rival-vainqueur, en recueille 37%. Théoriquement, Ennahdha remplit avec honneur le second rang, pourrait-on s'empresser de conclure. Mais ce n'est que théoriquement. Parce que le mouvement Ennahdha a perdu quelque 45% des voix recueillies lors des élections pour la Constituante du 26 octobre 2011. Soit une chute d'un peu moins de la moitié de son électorat. Le vote du 26 octobre s'apparente dès lors à un vote-sanction en bonne et due forme. Témoin, le nombre de sièges perdus par le CPR et Etakattol, les deux autres formations de la Troïka sortante chapeautée par Ennahdha. Le CPR dégringole à 4 sièges (au lieu des 26 gagnés auparavant) et le second obtient zéro siège au lieu des vingt dont il disposait. Entre-temps, Ennahdha et ses alliés, la majorité dans l'Assemblée constituante aidant, ont cru être partis pour durer au pouvoir pour encore vingt ou trente ans. Ils ont dès lors conçu un régime politique constitutionnel parlementaire modulé à leur aise. Du sur mesure en somme. Les querelles intestines (désaffection en masse des rangs du CPR et d'Etakattol, luttes de pouvoir fratricides au sein d'Ennahdha) ont achevé de corser la débâcle. Ennahdha s'est abstenue de présenter un candidat à l'élection présidentielle. Non sans avoir auparavant dépouillé la fonction présidentielle de ses principales prérogatives, la réduisant aux tâches honorifiques d'un tigre en papier. Dans sa vision, le président de la République doit soit donner un visage à l'Etat dans les cérémonies officielles, soit, comme le disait ironiquement le général de Gaulle, «inaugurer les chrysanthèmes». Le laxisme d'Ennahdha et de ses alliés vis-à-vis du terrorisme, allié à la gestion économique et sociale désastreuse sur fond de capitalisme sauvage et dépendant, lui ont été fatals. Dans l'échelle de priorités du citoyen lambda, la sécurité trône, talonnée par la question économique et sociale. En trois ans d'exercice de la Troïka, les Tunisiens se sont considérablement appauvris tout en vivotant la peur aux tripes. En même temps, la corruption et les malversations ont redoublé. Cela a présidé au choix des urnes. Ennahdha et ses alliés en ont fait les frais. Ennahdha se retrouve donc sans alliés sérieux, fussent-ils potentiels, dans la minorité parlementaire et sans candidat à l'élection présidentielle. Elle ne saurait en même temps céder aux sirènes des protagonistes du prétendu centre social-démocrate qui lui font des appels du pied. Pour elle, c'est du racolage sur la voie politique, lesdits partis appartenant tous à la nouvelle confrérie des «zéro virgule». Et pour cause, il s'agit des partis de Néjib Chebbi (Al-Joumhouri), de Moncef Marzouki (CPR), de Mustapha Ben Jaâfar (Ettakatol), de Mohamed Hamdi (l'Union démocratique), de Mohamed Abbou (le Courant démocratique), de Zouhaïer Maghzaoui (Mouvement Echaâb) et d'autres groupuscules. Ils se bousculent au portillon de l'inconsistance, totalisant à eux tous un nombre de sièges qui se comptent sur les doigts d'une main au nouveau parlement. Ennahdha est perdant certes, mais c'est un parti qui n'est pas si bête pour autant. Il entretient l'ambiguïté. Il a donné des consignes de vote secrètes pour soutenir Moncef Marzouki, tout en annonçant une neutralité de façade. Ainsi, laisse-t-il la porte des pourparlers gouvernementaux ouverte avec Nida Tounès. En même temps, il voudrait fragiliser Nida Tounès en le privant du raz-de-marée électoral en cas de victoire aux législatives et à la présidentielle. En somme, Ennahdha soutient Marzouki et son contraire. Il fou le faire, comme dirait l'autre.