Par Hella LAHBIB Qu'y a-t-il de commun entre le CPR et Ennahdha, entre Marzouki et Ghannouchi? On va prendre la question différemment : Pourquoi un citoyen ne fait-il pas la queue devant un boulanger ? Ce n'est pas toujours parce qu'il n'a pas l'esprit civique. C'est parce, souvent, il est convaincu que s'il fait la queue, d'autres ne la respecteront pas et lui prendront sa place. En d'autres termes, s'il est discipliné, il sera sanctionné. Parce que la règle du jeu n'est pas la même pour tous, ni observée par tous. Il faudra reproduire ce schéma dans les administrations, sur la voie publique, dans les grandes surfaces, partout, dans tous les domaines. Sous le système Ben Ali, le clientélisme, le piston, battaient leur plein. Dans tous les domaines, y compris l'emploi, le partage de la rente économique, les avantages, le pouvoir... Il n'y avait pas une règle du jeu selon laquelle le plus méritant devait obtenir, selon des règles transparentes, tel poste, tel avantage, telle rémunération, tel avancement. Il fallait montrer patte blanche, faire mine de s'inscrire à la « choôba », de louer le président, d'être loyal envers le système. Du coup, il fallait un piston pour obtenir le meilleur terrain de l'AFH. Un piston pour obtenir un prêt bancaire sans garantie. Pour simplement acquérir une voiture d'importation. Les exemples s'étendent à l'infini. Les habitants des régions minières étaient convaincus, à raison, que les admissions aux phosphates étaient truquées, manipulées par le RCD et par les réseaux mafieux qui l'entouraient. C'était un système sans règles transparentes, fait d'arbitraire, de clientélisme, de passe-droit au profit d'une mafia, celle du président Ben Ali et de sa famille élargie. Cette situation, qui a duré 23 ans, a généré un sentiment légitime d'injustice sociale. Le sentiment d'injustice Lorsqu'un « enfant du peuple » obtient son bac et qu'il accède à l'université, entre lui et l'Etat il y a un pacte implicite: « Si tu réussis, je te délivre un diplôme, un vrai ». Un sésame qui ouvre la porte du travail et par-delà de la vie. Pour beaucoup d'entre eux, il n'y eut pas de travail, mais du chômage; dans le meilleur des cas du sous-emploi. D'où le sentiment légitime que l'Etat a trahi sa promesse. Ajoutez à cela l'épanouissement autour du président d'une horde d'arrivistes arrogants, incultes, sans scrupules dont le dieu est l'argent, et le tableau est complet. Le résultat, c'est le sentiment d'injustice très répandu que l'on voit aujourd'hui. Beaucoup d'entre nous ont subi cela et l'ont dépassé ou pas. Mais beaucoup ont nourri un esprit de revanche, manipulé, encouragé par des politiques ambitieux apparus après la révolution. Ennahdha a trouvé dans ce sentiment d'injustice un terreau fertile. Sachant qu'une partie de ses troupes a vécu au-delà de l'injustice sociale, une répression méthodique. Le CPR également y a trouvé un terreau fertile. C'est en ce point que les deux formations se rejoignent et les deux hommes, à travers la lutte des classes et des régions. Aujourd'hui, la position de Moncef Marzouki est celle de l'esprit de revanche qui veut repartager les richesses plusieurs décennies après, réhabiliter les exclus et reprendre le pouvoir, car « maintenant, c'est notre tour ». M. Marzouki, au pouvoir, c'est la revanche, oui. Mais c'est loin d'être la justice sociale. Système équitable De fait, après la révolution, il n'y a pas eu de véritable reddition des comptes de la part de l'ancienne clique. De plus, le débat sur la justice sociale n'a pas eu lieu. Il a été biaisé par les propos haineux, revanchards de quelques arrivistes-politiques assoiffés de pouvoir et d'argent. Alors que la justice sociale est une question fondamentale qui va conditionner l'avenir de la Tunisie pendant quelques générations. Nous l'avons dit : le sentiment d'injustice est légitime. Mais quel est le système équitable qu'il faut mettre en place ? A ce jour, aucune réponse à cette question. La mauvaise réponse, c'est de ressasser les sentiments négatifs, de faire croire aux exclus que leur tour est venu. De semer la haine entre différentes catégories de Tunisiens, de monter les régions les unes contre les autres. De laisser entendre que l'Etat, pour rattraper le temps perdu, peut et doit tout donner : de l'argent, des emplois et même des passe-droits. Or, les sentiments de « Maintenant, c'est notre tour », de haine et d'esprit de revanche ne construisent pas une nation, au contraire, ils la détruisent. Ce qu'il faut, c'est engager un vrai débat. C'est établir un système juste pour la nouvelle ère qui commence, basé sur le mérite et l'égalité des chances pour tous au départ, plutôt que l'égalité tout court qui est une utopie destructrice. Définir les critères d'une vraie justice sociale, c'est, en deux mots, refonder la nation tunisienne. Béji Caïd Essebsi peut et doit y contribuer, car contrairement à Moncef Marzouki qui peut tout au plus espérer un poste de président, — il l'aura ou ne l'aura pas, les urnes en décideront—, mais quelle que soit l'issue du second tour, BCE a en main le futur exécutif et tous les leviers pour agir. Les exclus de la République exigent d'être reconnus, d'être soutenus économiquement et d'être représentés politiquement. Ils ont raison.