Alwiyah Sobh conjugue les différentes vies de son personnage principal «Donia» à l'auxiliaire mal-être et dépeint soigneusement le piège qui s'est refermé sur elle alors que son entourage névrosé ne fera rien pour l'aider, ne lui laissant que l'alternative de reprendre son destin en main. C'est dans un décor dévasté par la guerre, charriant le désespoir le plus froid, le plus persistant, le plus total que les personnages se meuvent. Pour couronner le tout, la guerre s'est étendue entre les villages pour des vendettas sans fin où même les femmes y passent. Et elle se fond à la guerre générale jalonnée par une cascade de meurtres pour un oui, pour un non, pour un faciès, pour un nom sur une carte d'identité, jusqu'à ce que la mort même quitte la coloration dramatique qui la caractérise habituellement pour ne plus être qu'un geste dénué de sens, souvent pour que l'autre se taise ! Et tout cela est multiplié par deux pour les femmes qui ont à soutenir un héritage incommensurable de soumission datant d'avant l'arrière grand-mère, à grand-mère, à la mère, à la fille, toutes bafouées, ‘'effacées'' par des époux qui les prennent pour des serfs. Un esclavage qui ne peut se dénouer que dans des conditions dramatiques. A la limite de l'aliénation Le refuge pour Donia, le seul possible dans une situation de coutumes avalisées par tous, y compris par les femmes, entre le malaise de sa vie chez le père et la quasi-annihilation de sa vie chez l'époux, était d'intercaler un monde onirique, cohérent en lui-même, renfermant une axiomatique propre qui permet à la femme de devenir son exact opposé (ou réciproque, comme disent les mathématiciens) ; là où elle n'est plus l'asservie mais la conquérante, l'audacieuse, la glorieuse. Le jeu de rôles très abondamment disséqué par Alwiyah Sobh en devient une voie de conséquence, nous entraînant dans la confusion des limites entre les personnages, aussi bien les ‘'réels'' que les ‘'fictifs'', sans les élever à la condition schizophrène qui aurait été un luxe pour ces ‘'fuyantes'' condamnées à se créer plusieurs identités car, alors, elles auraient bénéficié d'une sorte d'onirisme ‘'gratuit''. Sinon, il ne faut pas moins d'un drame pour que ces pré-névrotiques de fait s'affranchissent : et c'est exactement ce qui arrive à son mari qu'atteint le fragment d'une balle tirée accidentellement par un exalté qui fêtait ainsi paradoxalement la fin de la guerre. Il devient paraplégique (‘'une tête vivante dans un corps mort'', dit le médecin) et soudain à la merci de Donia, totalement dépendant d'elle ; lui qui a divorcé d'elle deux fois et qui était prêt à la répudier pour la troisième le lendemain du jour fatidique du sectionnement du ‘'ver'' de sa colonne vertébrale par l'éclat de balle. Mais, même cloué dans son nouvel état, il ne semble pas avoir perdu ses airs supérieurs et voici que les idées d'assassiner purement et simplement son époux, esclavagiste devenu paralytique, assaillent Donia encore et encore... La ‘'mort'' de l'avenue Al Hamra Une vie à l'extrême limite de l'aliénation dont le désarroi s'étend jusqu'aux lieux où plusieurs personnages avaient leurs habitudes et où la dévastation de la guerre avait sévi si cruellement qu'ils sont devenus autant de repères perdus. C'est ainsi que Alwiyah Sobh décrit avec amertume le délabrement de l'avenue Al Hamra à Beyrouth, qui était jadis si grouillante de vie, de convivialité et de culture. La dévastation de cette avenue, que Donia considérait comme une grande fédératrice des partis de chacun (sunnite, chiite, chrétien...) et qui avait fini par donner à tous une identité libanaise commune, jette un ombre supplémentaire sur sa vie déjà largement oppressante. Car les épreuves du personnage ne semblent pas finir tout au long des 400 pages de l'ouvrage qui, peut-être par réaction de sadisme de l'auteur en réaction au mal infini subi par sa patrie, est en lui-même une épreuve alors que Alwiyah Sobh l'a truffé de mots vulgaires, de blasphèmes, de cris de désespoir, de haine, de révolte, de disputes, d'accusations, de déceptions, de mort, de destruction, d'expulsions, de saccages, de cauchemars, de souffrances, de vies perdues, de destins brisés, d'esclavage, de désillusions, de corps torturés, de larmes, de décadence, de fuites, de refus de soi, de sourdes inquiétudes... A tel point que l'on se retrouve, en définitive, dans l'incompréhension la plus totale : pourquoi Donia se laissait-elle piéger dans cet enfer ? La réponse, sordide, apparaît épisodiquement dans l'ouvrage pour tout justifier : ‘'Que vont penser les autres ?!''. La fuite, toutes voiles dehors, vers le rêve, comme réalité ‘'axiomatique'', prend alors tout son sens... L'ouvrage ‘'Donia'', 400p., mouture arabe, 2013 Par Alwiyah Sobh Editions Dar-al-Adab Disponible à la librairie Al Kitab