Par Raouf Seddik La mémoire qui explore le passé est souvent une mémoire enjouée. Mais elle est d'autant plus enjouée qu'elle porte sur le jeu... soit dit sans jeu de mots, bien sûr. Baignant dans le souvenir des jeux d'enfance, la mémoire est à la fois rêveuse et pleinement active. Nous avons dit, dans les chroniques précédentes, que l'interprétation des rêves est affaire de jeu. Et nous disons maintenant que face au jeu la mémoire se fait rêveuse : donc, en un sens, elle produit du rêve ! Si la mémoire qui porte sur les jeux d'enfance rêve les souvenirs qu'elle convoque devant le regard de la conscience, il est possible de se poser la question du sens de ces rêves, par-delà le plaisir qu'ils suscitent en nous. En effet, dès lors qu'on a admis qu'il s'agit de rêves, on doit admettre aussi qu'ils se prêtent à une interprétation. Et, selon notre postulat de départ, nous devons admettre encore que cette interprétation relève elle-même du jeu. Récapitulons : la mémoire rêve les jeux qu'elle tire de l'oubli, et ces rêves de jeux qu'elle crée engagent l'intelligence dans un jeu afin d'en reconnaître le message caché... Que nous disent ces rêves ? Mais, dira-t-on, qui nous assure pour commencer que notre postulat est vrai ? Et que signifie exactement ceci, que l'interprétation du rêve est jeu ? D'autre part, qu'entend-on par le mot «jeu» pour qu'il désigne à la fois une activité spontanée de l'enfant et une activité particulièrement experte dont on a reconnu qu'elle est le privilège, en quelque sorte, du «visionnaire»... Même s'il faut préciser ici que par le terme de visionnaire nous ne pensons pas du tout à une caste d'esprits supérieurs ni à une quelconque corporation. Il y a un visionnaire qui sommeille en chacun de nous, un peu comme il y a un géomètre, celui que Socrate révèle dans l'esclave de Ménon... Concernant notre postulat, nous savons que Freud a proposé une technique d'interprétation des rêves et que cette technique est tout ce qu'il y a de plus sérieux: elle n'est pas jeu ! La moindre des choses est que nous nous expliquions avec cette approche psychanalytique. Or, il y a à son sujet quelques critiques que nous pouvons formuler. D'abord, pour la psychanalyse, le point de départ est physiologique: le rêve a une fonction au même titre que le foie ou l'estomac. Disons, pour aller vite, qu'il réalise des désirs que le sujet ne peut pas réaliser dans la vie réelle. Il a donc une fonction de compensation, qui s'inscrit dans la politique de production de repos dans laquelle nous nous trouvons engagés dès lors que nous basculons dans le sommeil. Assigner ainsi au rêve une fonction physiologique, c'est lui dénier d'emblée la capacité de produire du sens... Le seul sens qu'on lui reconnaît est un sens rattaché à un besoin. Tout le thème du «symbolisme» du rêve qui semble puiser ses racines dans la mythologie fonctionne en réalité en trompe-l'œil, car il repose sur cette réduction du rêve à sa fonction physiologique. D'autre part, l'interprétation du rêve que propose la psychanalyse part du présupposé qu'il y a un sens déterminé à l'avance, et que la compétence du pychanalyste consiste justement à retrouver ce sens. Cette conception est à la fois naïve et en contradiction avec toutes les traditions en la matière. Il faut ici se tourner vers Nietzsche qui, sur ce point, rétablit le bon ordre des choses en expliquant à sa manière hardie que, d'une façon générale, le sens à trouver pour les choses est un sens à créer. Ce qui signifie que la vérité du sens ne s'accorde qu'à celui qui a l'audace de l'inventer... Trouver le sens, c'est le créer; le créer, c'est le trouver. Circularité ! D'où le pouvoir de vérité de l'artiste, qui surclasse, pour le penseur allemand, celui de l'homme de science : il fait surgir la vérité, non de l'auscultation du réel, mais de l'œuvre qu'il crée et dont il féconde le réel ! Contre la psychanalyse, il faut clamer qu'il n'y a pas de sens qui préexiste à l'action d'interprétation, il y a une magie du sens qui jaillit dans l'acte de l'interprétation. Et il n'y a pas de vérité du sens en dehors de ce mouvement de création. Du reste, tel est précisément la signification du «jeu» auquel nous faisons référence en parlant d'interprétation du rêve : un jeu qui ne s'oppose au «sérieux» que pour le surpasser. Quel est, maintenant, le lien entre ce jeu en quoi consiste l'interprétation du rêve et les jeux d'enfant? Pourquoi le même mot pour des activités apparemment si distinctes ? Et, autre question qui vient à l'esprit : tout jeu a ses règles... Où sont ici les règles du jeu ? La plupart des jeux d'enfants ne sont pas dénués de règles, sans parler des «jeux de société», qui en ont très certainement et qui peuvent être très élaborées. Jouer, c'est jouer le jeu : accepter les règles. Même quand ces règles sont improvisées, fixées au pied levé, elles sont là... Si on doit compter jusqu'à 20 ou 50 avant de se mettre à chercher les autres dans la maison, on accepte la règle et on l'applique. Mais fixer les règles du jeu fait déjà partie du jeu, autant que le fait de ruser pour les déjouer. Comme par exemple de compter vite, ou de guetter les bruits pendant qu'on compte. La liberté propre au jeu tient justement à cette capacité de produire les règles du jeu, et de ne pas seulement les subir. Mais, plus fondamentalement, cette liberté tient au pouvoir d'abolir le réel pour y substituer des mondes imaginaires, auxquels on accorde toute l'autorité du réel... La petite fille avec sa poupée, le petit garçon avec ses jouets ne font pas autre chose. Ils ne s'évadent pas : ils créent un monde, avec ses lois propres. C'est leur royaume à eux, qu'ils opposent à la tyrannie du réel et de ses normes qui leur sont imposées. Liberté de fonder un royaume contre l'ordre du réel et liberté de faire advenir le sens en le créant à partir du non-sens, tel est le lien qui unit le jeu de l'enfant au jeu du visionnaire qui lit dans les rêves. Mais si le visionnaire est appelé à se pencher sur les rêves de la mémoire lorsque celle-ci se souvient des jeux de l'enfance, que peut-il bien voir qui nous renseigne en même temps sur l'avenir du monde ? Quel sens va donc jaillir à ses yeux incandescents, lui qui lit en étant porté par l'ivresse du jeu ? Vous ne devinez pas ?