Par Raouf SEDDIK Le lecteur attentif de cette chronique aura peut-être été arrêté par ce qu'il considérerait comme une inconséquence dans le propos. Il y a deux semaines, ne disions-nous pas que les rêves qui nous parviennent à la conscience renseignent, non pas sur l'avenir, mais sur le passé, celui de notre enfance plus précisément ? C'est en cela que réside la différence, avons-nous affirmé, entre l'approche moderne des rêves et l'approche ancienne, proche de la divination. Or la semaine dernière, nous avons semblé prendre une position inverse, en avançant qu'il y a une bonne et une mauvaise lecture du rêve et que, de l'une à l'autre, il y a la distance qui sépare le superstitieux du visionnaire. Il est assez évident pourtant que parler de visionnaire, c'est parler d'une capacité à sonder le futur, en distinguer les voies à travers le vaste champ des possibles... Cette seconde position est confortée par ce que nous avons appelé la «mémoire universelle». Une clarification s'impose, par conséquent. Elle est d'autant plus la bienvenue qu'elle nous permet d'établir de façon plus précise le lien entre les deux conceptions du rêve, l'ancienne et la nouvelle. Nous procéderons à cet effet par une série de remarques... Mais, tout d'abord, il faudrait s'acquitter d'une objection qui consisterait à dire que, chez les anciens, la vocation du rêve à nous instruire sur l'avenir du monde ne se vérifie que chez les rois. Les exemples bibliques que nous avons invoqués nous mettent en présence de rêves faits par des rois et dont ces derniers s'interrogent sur le sens. La question est de savoir s'il est possible de généraliser cette vocation aux sujets du roi : leurs rêves ont-ils, pour eux aussi, cette grande portée, cette portée qui embrasse la vie commune des hommes sur terre? Notre réponse est la suivante : de la même manière que la personne du roi peut être considérée comme incarnant la dimension royale de tout homme, donc de tous ses sujets, les rêves du roi expriment aussi une vocation présente dans les rêves de tous ses sujets... Ils ne sont pas le lieu d'une puissance exclusive, ils révèlent au contraire un potentiel présent dans les rêves de chacun de nous. C'est en tout cas ce qu'on peut dire à partir de la différence qui existe entre le roi et le tyran : le premier règne pour le compte de ses sujets, le second règne de manière à dépouiller ses sujets de leur part de pouvoir. Le premier manifeste à travers sa personne la liberté et la puissance de chacun, le second s'acharne à affirmer sa liberté et sa puissance personnelles dans la négation de celles de ses sujets... Cette distinction s'étend et s'applique à l'activité onirique : grâce aux rois, nous savons que nos rêves sont royaux ! Première remarque : le visionnaire dont nous parlent les récits anciens nous projette certes dans l'avenir à partir de sa lecture des rêves, mais il le fait en puisant dans une connaissance du passé. La rencontre avec le texte du rêve ne signifie pas qu'il n'y a pas chez le visionnaire une intelligence du monde qui a mûri au spectacle des événements du passé. Au contraire, cette intelligence est pleinement à l'œuvre. Et le rêve fait en un sens office de page blanche pour y projeter, comme sur un écran vierge, le fruit de cette intelligence... De telle sorte qu'elle serve, dans sa fulgurance, d'anticipation du futur, en vertu du lien d'unité qui existe entre le passé et l'avenir. En cela, le visionnaire se distingue foncièrement de tout devin : de tout devin pour qui l'ignorance de la marche du monde, dans son devenir, ne serait pas considérée comme une difficulté particulière. Deuxième remarque : le visionnaire n'est pas davantage un fin stratège, qui analyse et dessine froidement ce que peut être l'avenir et qui en fait hardiment le pari devant témoins. Sa vision, il ne la produit pas, il la répercute. Ce qui veut dire que, préalablement, il l'a reçue. Il est homme d'intelligence, mais aussi de réceptivité. Le rêve, dont nous disions à l'instant qu'il lui sert de page blanche - et qui l'est en effet - est avant tout le lieu d'un message. Troisième remarque : en tant qu'il écoute un message qui le frappe du dehors, et que ce message lui parvient à travers le rêve, le visionnaire est encore un homme qui fréquente le langage propre au rêve... Un langage qui précède toute codification et qui est le lieu d'un foisonnement de sens, dans la mesure où, pour parler comme les linguistes, tout signifié est en même temps un signifiant, toute image acquiert le statut de symbole dans l'instant même où elle apparaît. Quatrième remarque : la fréquentation du langage du rêve, avec les caractéristiques que nous venons de souligner, induit une relation de proximité avec le monde de l'enfance. Ou, en tout cas, avec l'enfant qui est en nous. Car le «pays» de l'enfance est précisément celui qui est travaillé par ce foisonnement de sens dont le rêve garde le langage à travers le temps... Bref, la fréquentation du langage du rêve vaut capacité d'habiter le pays ludique de l'enfance. Ce qui signifie à son tour capacité de se soustraire au monde des conventions et des opinions communes qui est celui des adultes. Cinquième remarque : le visionnaire qui a, comme nous l'avons dit, une connaissance de la marche du monde quant à la secrète logique interne qui le gouverne, est renforcé dans sa connaissance par le fait qu'il est affranchi des vérités admises et des certitudes communes qui faussent la perception et voilent le réel. Sa connaissance y gagne en fraîcheur et en audace... En outre, il se tient ainsi dans une posture militante d'obéissance à l'exigence de vérité sur soi, qui l'habilite à porter sur le monde un regard tout aussi déterminé par l'exigence de vérité. Sixième remarque : dès lors que cette habitation de l'enfance devient une arme grâce à laquelle le visionnaire affûte son regard et son intelligence du monde, elle acquiert les attributs d'une résidence régulière. Il est d'autant plus aisé, dans ces conditions d'intimité, de redécouvrir les moments secrets de sa propre enfance : moments de bonheur ou de tristesse... Et cette connaissance acquise de son propre passé est donc le résultat indirect de la pratique du langage du rêve, qui est essentiellement de l'ordre du jeu. Voilà donc pourquoi le regard incandescent du visionnaire, par quoi il ouvre du champ dans le paysage du futur, est aussi un regard qui se rend toujours plus familiers les secrets de l'enfance.