Par Hatem M'rad * Désigné depuis deux ans comme un président virtuel à travers les sondages d'opinion, Béji Caïd Essebsi est maintenant le président de droit des Tunisiens. Il est en tout cas le premier président élu démocratiquement dans l'histoire de la Tunisie. Moncef Marzouki, déjà peu populaire en 2011 élu par quelque 7000 électeurs dans sa circonscription), a plutôt été un président de combinaison, d'une coalition tripartite qui a réparti les trois présidences de l'Etat de transition, celle du gouvernement, celle de l'ANC et celle de la présidence de la République, entre les dirigeants des trois premiers partis vainqueurs aux élections de 2011 : Ennahdha, le Congrès pour la République et Ettakatol. Essebsi, leader de Nida Tounès, le parti vainqueur aux législatives, sera le président que les Tunisiens ont choisi pour collaborer harmonieusement avec sa propre majorité au Parlement. Le bon sens a fini par prévaloir. Ce choix permettra très probablement au nouveau pouvoir, qui bénéficiera de la durée, de tendre vers la stabilité et de reconstruire un pays dans un état de délabrement général. Le chef du gouvernement aura bien sûr l'essentiel du pouvoir de l'Etat, s'agissant d'un régime parlementaire atténué. Mais, du fait que le gouvernement est issu lui-même de la majorité nidaïste au Parlement, le président de la République aura un pouvoir de fait dans la direction des institutions de l'Etat. Le président Essebsi aura ainsi deux types de pouvoirs : un pouvoir constitutionnel limité à la diplomatie, sécurité, quelques initiatives législatives ; mais aussi un pouvoir politique plus général, dans la mesure où il est le chef de la majorité. Si le président élu était issu d'un autre parti, non majoritaire au Parlement, il se limiterait strictement à l'exercice de ses pouvoirs d'ordre constitutionnel, outre qu'il sera doté d'une magistrature morale. L'élection d'Essebsi a été à la fois attendue et disputée. Attendue, car la Troïka a perdu depuis deux ans déjà toute légitimité aux yeux de l'opinion ; disputée, en raison du soutien massif d'Ennahdha au candidat Marzouki. Essebsi avait néanmoins plus de chance de l'emporter en ce que la base des reports de voix était plus large pour lui que pour Marzouki. Essebsi a été élu par une majorité de 55,68% des voix correspondant à 1.731.528 voix. Au premier tour, 1.289.384 électeurs ont voté en sa faveur (39,46%). Au second tour, il a élargi sa base, à travers les reports de voix, à 442.144 nouvelles voix, relevant sans doute de l'UPL, de Afek Tounès et du Front populaire. Marzouki, candidat qui doit sa présence au second tour principalement aux électeurs d'Ennahdha, a obtenu 44,32% des voix, correspondant à 1.378.513 voix. Au premier tour 1.092.418 électeurs ont voté pour lui. Il a ainsi bénéficié au second tour d'un report de 286.095 voix. Le report de voix de Marzouki correspond à presque la moitié du report favorable à Essebsi. Il s'agit du report des voix des partis proches de son parti, le CPR : Tayyar, Mahabba, Wafa, Ettakatol. Les voix d'Ennahdha ayant fait le plein pour Marzouki, si on se rapporte aux voix de ce parti aux législatives. Au second tour, d'après les estimations de vote à la sortie des urnes, 70% des électeurs de Marzouki s'identifient à Ennahdha. Au total, 3.189.672 électeurs ont voté au second tour, sur 5.307.842 inscrits, équivalent à un taux de participation de 60,11% (avec 79.340 bulletins nuls et blancs), légèrement moins qu'au premier tour (62,91%) et inférieur aux législatives (69%). On est, on le voit, loin des 4.053.100 votants d'octobre 2011 sur même 4.308.800 inscrits à l'époque. Il y a eu paradoxalement moins de votants qu'au premier tour, où il y avait 3.339.666 votants. Alors que, généralement, dans les démocraties, les électeurs se mobilisent davantage au second tour dans la présidentielle. Il faut dire que le décalage entre Essebsi et Marzouki est de 353.015 électeurs, un décalage correspondant tout de même de 10,97% de l'ensemble des votants (3.189.672). La géographie électorale est globalement similaire aux rapports de force apparues aux législatives et confirmées au 1er tour des présidentielles entre Ennahdha (le pourvoyeur principal de Marzouki ) et Nida Tounès, entre les régions du nord et des côtes sahéliennes (Nida), du sud et de l'ouest (Marzouki) et des régions du centre (équilibrées). Essebsi l'a emporté dans 17 circonscriptions nationales sur 27: celles de Bizerte, Mahdia, Ben Arous, Monastir, Nabeul 1, Nabeul 2, Tunis 1, Tunis 2, Sousse, La Manouba, Ariana, Le Kef, Sidi Bouzid, Siliana, Zaghouan, Jendouba, Béjà. Marzouki est, pour sa part, sorti vainqueur dans 10 circonscriptions nationales : Kasserine, Gabès, Sfax 1, Sfax 2, Tataouine, Tozeur, Médenine, Kébili, Gafsa, Kairouan. En outre, les 5 circonscriptions de l'étranger ont été également toutes remportées par lui (sur un total de 73.000 voix). Les meilleurs scores d'Essebsi ont été réalisés d'abord au Kef (75,36% des voix), à Monastir (73,38%), à Siliana (71,28%), à Béjà (70,55%), à Nabeul 2 (70,54%), à Nabeul 1 (70,31%) et à Tunis 2 (70,30%). Le Kef devient le plus grand fief d'Essebsi. La visite très médiatisée effectuée par lui chez la famille du jeune Socrate, l'agent de la garde nationale, lors de la campagne électorale, victime d'un acte de terrorisme, a fait son effet sur le plan électoral. La victoire massive d'Essebsi à Siliana a bénéficié, elle, du report des électeurs de Al-Jibha, allié non déclaré d'Essebsi, qui a remporté cette circonscription aux dernières législatives. Les meilleurs scores de Marzouki ont, eux, été obtenus dans les circonscriptions du sud, fiefs d'Ennahdha. Il s'agit de Tataouine (88,88% des voix), Kébili (85,84%), Médenine (81,08%), Gabès (79,68%) et Gafsa (79,68%). A Tataouine, Tozeur et Kébili, les scores de Marzouki doivent être relativisés par le nombre très limité d'électeurs dans ces circonscriptions : 34.046 électeurs à Tataouine, 36.511 à Tozeur et 59.382 à Kébili. Au-delà des victoires respectives de l'un et de l'autre dans les différentes circonscriptions, la lutte a été serrée dans 7 circonscriptions : à Tunis 1 (56,94% pour Essebsi, 43,06% pour Marzouki) ; à Ben Arous (respectivement 57,64% contre 42,36%) ; à Manouba (57,43% contre 42,57%) ; Sfax 1 (42,27% contre 57,73%) ; Sfax 2 (48,21% contre 51,79%) ; Kairouan (49,57% contre 50,43%) ; Kasserine (46,99 contre 53,01%). Ce qui fait que dans ces 7 circonscriptions les victoires sont réversibles. Chaque candidat aurait pu l'emporter dans ces différentes circonscriptions. Cela suppose pour l'un et pour l'autre une meilleure mobilisation des indécis et des abstentionnistes. Maintenant, le président Essebsi et son gouvernement seront attendus de pied ferme par l'opposition islamo-laïque, surtout que la nouvelle majorité couvre toutes les institutions de l'Etat. On a vu, le jour même des résultats, des émeutes fomentées sans doute par des milices dans certaines villes du sud du pays. Une contestation des partisans de Marzouki, peu respectueux du suffrage universel, qui voulaient délibérément gâcher une première noce démocratique. En tout cas, l'alternance était attendue avec une telle impatience par la population que le vote favorable à Nida-Essebsi a été largement massif, si on conjugue les deux élections législatives et présidentielle. C'est comme si les électeurs ne voulaient donner aucune chance aux islamistes de gêner le nouveau pouvoir, de manière directe (Ennahdha) ou de manière indirecte (Marzouki). Marzouki est effectivement pour les Tunisiens celui qui a cautionné tous les actes des islamistes depuis 2011. C'est d'ailleurs le paradoxe du candidat Marzouki. A l'étranger, il est perçu comme un militant laïque, ils l'ont vu essentiellement à l'exil, chez eux, parler de dictature aux médias ; en Tunisie, il est perçu comme une annexe d'Ennahdha, les Tunisiens ont essentiellement vu son instabilité criante au pouvoir. Inversement, Essebsi est perçu en Europe comme un vestige de l'ancien régime, en Tunisie il est reconnu comme étant un homme modéré, ayant de l'expérience politique, utile pour la transition. Un homme qui a surtout rétabli le contre-pouvoir face aux islamistes, et donc assuré la viabilité de la démocratie elle-même après la révolution. Que serait aujourd'hui la Tunisie si face aux islamistes il y avait encore le vide d'octobre 2011, c'est-à-dire un éclatement de petits partis insignifiants avec de fausses vedettes? Horreurs, violence et assassinats auraient été le lot quotidien de la vie politique. Essebsi a peut-être sauvé les islamistes d'eux-mêmes en les contraignant au jeu politique sérieux et la modération démocratique. Aujourd'hui, Essebsi s'apprête à constituer un gouvernement élargi à d'autres alliés, notamment Afek, UPL. Mais il n'est pas exclu qu'il cherchera aussi à associer au gouvernement Al-Jibha, Al-Massar et même Ennahdha. Il s'est exprimé à plusieurs reprises en faveur d'un gouvernement consensuel. Attendons pour voir et jugeons sur pièce au jour le jour. * Professeur de science politique