Par Raouf SEDDIK C'est une chose assez étrange que, malgré l'enseignement de l'histoire dans les écoles, les peuples d'une façon générale demeurent très concernés par un problème d'amnésie. D'aucuns parlent d'une tyrannie du présent. Le penseur français Régis Debray utilise l'expression de «prison du temps court» dans son dernier ouvrage sur l'Occident... On pourrait invoquer, comme fait d'ailleurs ce dernier, l'excitation autour de la consommation comme explication de ce phénomène qui concerne les sociétés dites modernes. Une excitation à la faveur de laquelle, dirait-on, l'héritage commun se trouve comme délaissé... A moins de considérer que cette excitation autour de la consommation n'ait été suscitée et entretenue que dans le but, justement, de mieux s'assurer de pouvoir commettre sans crainte l'acte de vol, de subtilisation du passé. Tout cela paraît très vrai. Et très préoccupant : on voit se profiler à l'horizon des peuples dessaisis de ce qui fait la force de leur cohésion. Ils seraient réduits, dans une version nouvelle, à ce qu'ils furent autrefois : une «poussière d'individus» ! Question : dans ce contexte, l'historien peut-il se contenter de s'acquitter de sa mission scolaire et académique ? Cette mission n'est-elle pas, au fond, démission ? Il y a même une fuite en avant par laquelle la recherche en histoire semble se refermer sur des querelles autour de questions très pointues, mais sans lien avec la vie des gens. Tout cela fonctionne en vase clos. Le citoyen que je suis, à qui on est en train de dérober son passé dans l'affairement généralisé de nos sociétés fiévreuses, en quoi est-il concerné par ces questions ? Il est peut-être temps que la profession des historiens se sente interpellée. Et qu'elle fasse le point sur le rôle précis qui lui incombe en pareille circonstance. Et si cette vaste confiscation du passé, dont on aperçoit partout les effets, était elle-même un signe, adressé à cette profession, afin qu'elle retrouve le sens de sa vraie mission : sans cesse arracher le voile qui obscurcit le passé et en restituer l'image, dans sa netteté. Non pas seulement pour les élèves, ni pour les étudiants spécialisés, mais pour tout le monde, pour tous les citoyens. L'historien n'est-il pas comme ces photographes à l'ancienne qui, dans l'obscurité de leur laboratoire, et à l'aide du «révélateur», tiraient pour ainsi dire la clarté d'une image des épaisseurs de l'opacité et du flou qui l'enveloppaient. Ainsi, chacun pouvait ensuite reconnaître les visages et les paysages... Chacun pouvait jouir de la certitude que ce qui lui était donné à voir n'était pas une illusion d'optique, une réminiscence vague et aux contours indéfinis. Face aux puissances d'occultation du passé, le travail qui consiste à le restituer à la conscience de tous s'impose assurément comme une urgence. Mais ce travail de restitution manquerait et de souffle et de puissance s'il n'était pas en même temps un travail de conteur. Le passé que l'historien arrache à l'oubli dans la fidélité de son image, il le donne d'abord à rêver. Non pas à consigner par une tête froidement et égoïstement préoccupée de l'étendue de son érudition, mais à partager en une sorte de festin de l'imagination. C'est une dérive de l'activité historienne que de se refermer sur elle-même. D'autant que cela a pour corollaire, sur le plan pédagogique, une approche indigente par rapport à laquelle la transmission d'un savoir est conçue comme le résultat d'une simple contrainte intellectuelle. Une autre dérive, s'il est permis ici de la signaler, c'est l'alliance de l'historien et du politique. Dans la mesure du moins où le premier se met à la disposition du second, de façon servile, et qu'il s'affaire à mettre ses connaissances au service d'une entreprise dont les motivations sont idéologiques et partisanes. Ces deux dérives, en réalité, vont de pair. Elles traduisent le rejet d'une alliance plus ancienne et autrement plus féconde : l'alliance avec l'écrivain... C'est-à-dire avec celui qui répond positivement à l'invitation au rêve. Et qui, ce faisant, parachève le processus d'appropriation citoyenne du passé que l'historien a engagé à travers sa recherche critique. Le péril actuel autour de l'érosion du passé des peuples, de son éclipse de la conscience commune, dicte de réactiver cette alliance entre historien et écrivain, quitte à repréciser les clauses qui lui servent de référence. C'est le conteur, le romancier, le dramaturge qui, avec l'aide de l'historien, sont capables de donner au peuple l'antidote à cette somnolence de la mémoire, à cette maladie de l'amnésie. Mais l'historien retranché dans son périmètre académique n'en est pas capable. Encore moins, bien sûr, celui pour qui le sens de son travail consiste à le livrer, prêt à l'emploi, aux manipulations de la «raison politique».