Le chef du gouvernement désigné continue à écouter les leaders des partis politiques et à maintenir le suspense sur ses futurs ministres. Les partis consultés rivalisent de déclarations où ils posent leurs «conditions et soumettent leurs propositions», laissant entendre que l'on s'achemine inéluctablement vers un gouvernement d'union nationale Les élections législatives du 26 octobre 2014 auraient-elles servi, en fin de compte, à délivrer un chèque en blanc à Nida Tounès pour former, sous le sceau du consensus, de la cohabitation et de la prise en compte de l'intérêt national, un gouvernement d'union nationale dans lequel figureront des représentants des partis vainqueurs des élections, des formations n'ayant pas remporté un seul siège au Parlement et des organisations de la société civile dont les leaders répètent à longueur de journée qu'ils n'interféreront pas dans les choix de Habib Essid, mais qu'ils gardent les yeux ouverts pour rejeter les désignations qu'ils estiment contraires aux exigences de l'étape ? La question commence à tarauder sérieusement l'esprit des Tunisiens qui attendent avec impatience la formation du gouvernement (déjà près de 3 mois se sont écoulés depuis que les électeurs ont dit leur mot) et des observateurs et analystes qui suivent la démarche de Habib Essid pour constituer son équipe ministérielle. Voilà une semaine qu'il multiplie les rencontres avec les responsables des partis politiques pour écouter leurs propositions et les sonder sur l'éventualité de participer à son gouvernement. Et ces derniers, qu'ils soient soutenus par 86 sièges au palais du Bardo ou par un seul député — comme c'est le cas pour Al Joumhouri — de déclarer à la presse qu'ils ont soumis au chef du gouvernement «leurs conditions, leur vision du nombre des ministères à créer et du programme à appliquer». Pas plus tard qu'hier, samedi 10 janvier, Issam Chebbi, porte-parole d'Al Joumhouri, a sauté le pas en soulignant, à l'issue d'un entretien de concertation de la direction de son parti avec le chef du gouvernement, que «l'heure est à la formation d'un gouvernement d'union nationale où tout le monde sera représenté». De son côté, Samir Taïeb, secrétaire général d'Al Massar (qui a perdu la totalité des 10 sièges qu'il occupait au sein de l'ANC défunte), a révélé qu'il a été convenu que «notre parti fournira à M. Habib Essid, lors de notre prochaine rencontre, un document écrit sur la restructuration du gouvernement et sur les mesures urgentes qu'il devrait prendre durant ses 100 premiers jours». Quant à Ennahdha, son Conseil de la choura planche, depuis hier à Hammamet, sur la question de la participation du parti au prochain gouvernement et c'est aujourd'hui, dimanche 11 janvier, que les nahdhaouis se décideront, même si leurs leaders, et à leur tête Rached Ghannouchi, ont déjà donné leur accord au chef du gouvernement. Pour savoir si la démarche adoptée par Essid est compatible avec la mission dont il a été chargé, La Presse a donné la parole à certains spécialistes de droit constitutionnel et public. Nida Tounès n'a pas à fuir ses responsabilités Pour le Pr Abdelmajid Abdelli, enseignant universitaire de droit public, les choses sont claires : «Nida Tounès a été élu sur la base d'un programme et il doit l'exécuter. S'il ne met pas en application son programme, il viole le contrat de confiance qu'il a scellé le 26 octobre dernier avec ses électeurs. Je me demande: au cours des prochaines élections, sur quelle base va-t-il être jugé au cas où l'on s'acheminerait vers un gouvernement d'union nationale comme le veulent certaines parties»? Il ajoute : «Il y a une morale politique à respecter à tout prix. Les partis qui ont été déboutés par les électeurs n'ont pas à être consultés par Habib Essid ou à lui fournir leurs visions ou propositions. Au nom de quelle base parlent-ils et quel est leur poids effectif sur la scène politique nationale ? Quant à ceux qui parlent d'un gouvernement d'union nationale, ils oublient deux données fondamentales : un gouvernement d'union nationale est constitué à la suite d'une crise, sa composition est réduite et sa durée est déterminée à l'avance. Or, aujourd'hui, nous sommes dans la stabilité et nous avons besoin d'un gouvernement homogène, à la limite un gouvernement de coalition entre les deux ou trois partis classés premiers lors des élections. Ma conviction est que Nida Tounès ne doit pas s'exonérer de ses responsabilité à l'avance. Et ceux qui fuient leurs responsabilités ne méritent pas de gouverner le pays». Une fausse polémique dont la Tunisie n'a pas besoin Slaheddine Jourchi, analyste politique, est tranchant : «La Tunisie n'a pas besoin de cette fausse polémique dont les instigateurs, et certains se trouvent au sein de Nida lui-même, professent que le parti d'Essebsi se désengage de ses responsabilité d'assumer le pouvoir, en laissant Essid élargir les consultations au maximum». Il précise : «Je suis convaincu que l'élargissement des consultations est un pas positif qui montre que Habib Essid est soucieux de faire participer le plus grand nombre de forces politiques présentes sur la scène nationale au prochain gouvernement. Et je ne peux que soutenir ce choix pour les deux raisons suivantes. D'abord, pour moi, la Tunisie a toujours besoin d'un gouvernement qui tire sa force de la légitimité issue des urnes et de la légitimité consensuelle. Ceux qui affirment que la légitimité consensuelle n'a plus de droit de cité ignorent la fragilité de la situation et n'accordent pas l'importance qu'il faut à l'ampleur des défis à relever. Ensuite, marginaliser les partis non représentés au parlement est de nature à limiter excessivement la classe politique. Et même si ces partis n'ont pas remporté de sièges au palais du Bardo, ils existent toujours au sein du paysage politique national et représentent des sensibilités qui ont leur mot à dire. En tout état de cause, s'ils sont consultés par Essid, cela ne signifie pas qu'ils seront au gouvernement». Le dilemme de Nida Tounès «Il est clair que Nida Tounès se trouve dans un dilemme. C'est un parti qui a gagné les élections mais qui ne sait pas quoi faire de sa victoire. Son problème n'est pas nouveau. Bien avant que les urnes ne livrent leur verdict, les nidaistes savaient qu'ils devaient composer avec leurs adversaires. Aujourd'hui, Nida se trouve obligé d'élargir au maximum son gouvernement parce que la majorité que lui ont accordée les électeurs ne lui permet pas de gouverner tout seul», relève le politologue Naceur Héni. Il pousse encore son analyse et indique: «Nida Tounès pense aujourd'hui à son avenir et est déterminé à ne pas commettre l'erreur d'Ennahdha qui a accaparé le pouvoir à l'issue des élections du 23 octobre 2011, même s'il s'est entouré pour la parade d'Ettakatol et du CPR. Et il n'est plus question de le cacher: Nida Tounès pense déjà aux prochaines élections, d'abord les municipales et peut-être une élection présidentielle anticipée». «C'est la raison pour laquelle, conclut Naceur Héni, que Habib Essid élargit au maximum ses consultations». Il est à rappeler que le chef du gouvernement désigné dispose, selon l'article 89 de la Constitution, d'un délai d'un mois pour son gouvernement et solliciter la confiance du parlement.