A l'occasion de la sortie en salles à Tunis de son dernier film, Decor, retour sur l'œuvre de Ahmad Abdallah. Le réalisateur égyptien Ahmad Abdallah appartient à une jeune génération de cinéastes indépendants qui explorent la fiction et le documentaire, en marge du cinéma commercial de leur pays. A travers ses films, ce cinéaste s'est imposé grâce un style personnel, novateur et contemporain. Le montage est l'une de ses empreintes cinématographiques. C'est en effet une technique qu'il exploite et revisite, pour en faire un outil d'écriture, d'image et de récit. Dans ses films, le montage n'est pas seulement une technique, c'est une idée. Il lui permet d'assembler son œuvre, pour décomposer et recomposer l'espace et le temps, ou encore pour rapprocher ou éloigner ses personnages les uns des autres. Comment Ahmad Abdallah utilise-t-il le montage dans son écriture cinématographique ? De la musique au cinéma Ahmad Abdallah a étudié la musique avant de débuter sa carrière professionnelle comme monteur, en 2003. Sans doute, cette expérience a-t-elle marqué son parcours actuel de réalisateur. Ce parcours a débuté en 2009 avec son premier long-métrage Heliopolis, suivi de Microphone en 2010, puis de Farch w ghata en 2013 et enfin Decor en 2014. Dès son premier film, cette idée d'une écriture en montage apparaît déjà clairement. Heliopolis se passe pendant une journée dans le quartier qui porte le même nom au Caire. Il raconte la journée de six personnes différentes qui vivent ou passent par ce quartier. Pendant tout le film, ces personnages vont se croiser sans que la trame ne les fasse se connaître, parler ou échanger. Ils sont comme des ombres qui hantent ce lieu, Heliopolis, qui n'est plus ce qu'il était. Il est, tel que le filme Ahmad Abdallah, comme une ville fantôme, pourtant peuplée plus qu'avant. Cet endroit était autrefois chic et cosmopolite, il incarnait une certaine Egypte rêvée qui a très vite disparu. Elle est aujourd'hui, elle était peut-être aussi hier, simplement un rêve et un fantasme dans l'esprit collectif. Aujourd'hui, cet esprit collectif est en morceaux. Chaque morceau appartient à un puzzle différent et c'est pourquoi les destins des personnages du film ne se croisent pas. Ils nourrissent chacun des ambitions différentes, des objectifs pour cette journée, qu'ils n'arriveront pas à réaliser. D'où ce montage alterné de leurs histoires, elles-mêmes superposées en parallèle à des images de la ville : des images filmiques du présent et des images imaginées grâce aux témoignages des habitants sur le passé glorieux du quartier. Le tout nourrit une grande idée, celle de l'inachevé, exprimé à travers l'histoire et la géographie, l'espace et le temps. D'Heliopolis à Microphone Le montage des histoires croisées des personnages a également pour but de les rendre les plus réalistes possible. Le montage ici évolue dans son rôle et devient un moyen de documenter la réalité, même à travers la fiction. Ceci est présent dans Heliopolis avec les témoignages recueillis, mais il est plus prononcé dans le film suivant, Microphone. Sorti en 2010, ce film se passe en Alexandrie où le réalisateur filme l'univers de la musique et de la culture underground. Pour l'objet du film, ses personnages réels ont écrit eux-mêmes leurs personnages dans le film. Cette fiction est de plus construite, dans sa forme, à la manière d'un documentaire, avec le recours à des techniques comme l'interview. La présence récurrente de petites caméras à l'écran renvoie aussi à ce genre. C'est le montage du film qui lui confère son rythme musical et vibrant, et en fait un film qui raconte ses personnages mais aussi qui leur ressemble. Ainsi, dans les films de Ahmad Abdallah, on ne peut dissocier le fond de la forme, et le montage y est pour beaucoup. Dans Microphone également, Alexandrie est une ville fantôme, reléguée au second plan, et la vedette est donnée à ces jeunes artistes qui lui confèrent une nouvelle vie grâce à leur combat. Pourtant, la nostalgie du passé n'est pas totalement absente. L'ancienne Alexandrie refait quelquefois surface, au gré d'un vieux magasin ouvert comme une caverne d'Ali Baba et qui livre des secrets du passé dans ses posters de films d'époque, ou dans un vieux microphone découvert chez un marchand ambulant. Dans ce film, un nouvel élément apparaît. Il s'agit de la critique du système en place et de l'administration qui empêche l'art underground de fleurir. Le montage exprime donc cette idée de deux niveaux de pensée et de conception de la vie : l'un ancien, strict et officiel (portant une cravate), l'autre nouveau, vivace et novateur. Le deuxième va se heurter au premier dans ses tentatives de changer les choses, et cela va au-delà du conflit de générations. Comme dans Heliopolis, l'idée de l'inachevé reste régnante, avec une histoire d'amour qui se termine mal, et les jeunes artistes qui échouent à organiser un concert collectif, face au refus de l'administration. Decor, un film charnière L'inachevé comme destinée traverse l'œuvre de Ahmad Abdallah. Ses personnages semblent entre deux mondes, entre deux étapes de leurs vies. Ils échouent ou n'accomplissent pas un chemin sur lequel ils étaient partis mais semblent, quand même, se lancer sur une nouvelle piste. C'est le cas de Maha, le personnage principal de son dernier long-métrage Decor. Filmée en noir et blanc, cette fiction emmène son héroïne, décoratrice, dans un monde parallèle, celui qu'elle a créé pour l'objet d'un tournage. Elle se retrouve en effet à l'intérieur du décor du film et dans la peau du personnage féminin principal. Ce va-et-vient de sa vie à celle du personnage va lui apprendre plus sur elle-même et sur ce qu'elle désire réellement. Le montage a donc été déterminant, pour assurer la transition entre les deux mondes. Decor est un drame psychologique qui réfléchit la condition humaine. C'est aussi une nouvelle étape pour Ahmad Abdallah qui réalise un film dont il n'a pas écrit le scénario. Ce film nous semble un film charnière pour ce réalisateur, car il y émet une réflexion sur sa condition de cinéaste et sur le cinéma. Le tournage qui a lieu dans le film Decor est celui d'un film commercial. Le réalisateur n'a pas une place importante, devant celle du producteur et de l'actrice principale, qui portent le film. Ils le portent mal, le défigurent et Ahmad Abdallah exprime ce point de vue sur eux et sur leur cinéma à travers le personnage de Maha qui éprouve un malaise constant à travailler dans ce film. Dans Decor, la nostalgie est présente mais elle prend une autre dimension. Les posters des films d'époque sont ceux d'un véritable dessinateur alexandrin, père du personnage que Maha incarne dans le film en tournage. De plus, Maha et le personnage qu'elle incarne sont amateurs de films égyptiens en noir et blanc. Ces films sont l'un des motifs qui lui permettent d'aller de son monde réel à son monde imaginaire. Ils sont même une troisième dimension de fiction, un film dans le film, qui s'ajoute à la fiction principale, où Maha est décoratrice, et à celle en tournage, où le personnage de Maha est professeur de dessin. Chacune de ces dimensions ont leur rôle dans la trame de Decor. Elles représentent trois différentes alternatives qui se posent devant Maha, mais aussi devant Ahmad Abdallah, qui semble se poser des questions sur ses choix cinématographiques à venir. Tout comme Maha, qui finalement rejette sa vie réelle et sa vie imaginaire, Ahmad Abdallah tranche en brûlant, à la fin du film, toujours à travers Maha, les images qu'elle a ramenées du monde imaginaire, et avec le décor qu'elle a créé pour le film en tournage. Maha a choisi une autre alternative, une nouvelle vie et un nouveau départ, qu'elle devra tracer seule. A son tour, le cinéaste rejette le cinéma qui ne lui ressemble pas et semble annoncer avec détermination qu'il continuera son chemin en indépendant, à faire le cinéma qu'il aime vraiment et à explorer des sentiers non pavés. A la lumière de ce que nous révèlent ses premiers films, il serait intéressant de voir dans quel sens ira Ahmad Abdallah dans ses prochaines œuvres.