Par Khaled TEBOURBI Des interrogations à propos du dernier «Klem Ennass » d'El Hiwar Ettounssi. On ne dramatisera rien, soit, puisqu'il ne s'agit que d'un divertissement. Mais ce n'est pas une règle, le badinage, parfois, (toujours, prônait le bon vieux Erasme) mérite, bel et bien, d'être pris au sérieux. Il y avait, d'abord, la «foire d'empoigne» habituelle, le méli-mélo affûté, exprès, pour les besoins de l'audimat. Le buzz, comme il convient de dire désormais. « Agrémenté», cette fois-ci, d'une tirade diffamatoire (accusations de racisme et de corruption) concédée à sens unique et en toute liberté à un des hôtes du plateau !? Il y avait, surtout, le (énième) passage de Lotfi El Abdelli. L'humoriste a «culminé» dans l'esquive et la mauvaise foi. Prenant vite la parole, assénant aux chroniqueurs-interlocuteurs tous les qualificatifs qu'il a voulus, puis, quand est venu leur tour d'intervenir, leur tournant, carrément, le dos pour «prendre le public à témoin». Ce qu'il y a à prendre au sérieux dans tout cela ? Evidemment, ni le programme tel quel ni ses «anecdotes»répétées. Ni même ses entorses à l'éthique et au respect des gens. Ces «choses», les professionnels le savent d'expérience, finissent bien par lasser...et se tasser. Non, ce qui pose problème, ici, c'est de savoir jusqu'où, vraiment, raisonnablement, peut aller une télévision privée ? Grosse question, qui tenaillait déjà le regretté Pierre Bourdieu, fin 80,au moment focal de l'invasion des pouvoirs privés économiques dans l'espace audiovisuel européen. Bourdieu avait, le premier, compris le danger d'un libéralisme télévisuel «à tout-va».Il craignait moins «le conditionnement idéologique»(contre lequel Pasolini mettait en garde dès les années 50) que (il insistait bien) «la régression culturelle» qui pouvait résulter du «choix du marché et de la puissance de l'argent».Il se battait sur deux fronts : il encourageait, d'une part, à «créer des contre-pouvoirs publics»(des chaînes éducatives et artistiques mixtes),d'autre part, en consolidation des lois Jack Lang, il appuyait toutes les mesures de restrictions et de quotas limitant la domination du secteur privé. Fait étrange, aujourd'hui ,c'est en France et dans nombre de pays d'Europe, où l'option et la tradition libérale sont affirmées, que la télévision privée se soumet, le plus aux orientations de la culture publique. Tout le monde se souvient de la «bataille de l'exception française».Elle avait tempéré le «flot» des industries culturelles américaines, et restreint la marge de manœuvre de télévisions libres dans l'Hexagone même. Dans nos contrées du Sud, en revanche, et tout particulièrement, dans la Tunisie de l'après-révolution, les Etats cèdent de plus en plus au libéralisme audio-visuel. Au point que c'est à l'inverse que nous sommes en train d'assister : ce sont les télévisions privées qui influencent, inspirent ,voire déterminent nos «politiques culturelles »,si ce n'est notre culture tout court. Et ce qui s'est donné à voir et à entendre, l'autre mercredi, à «Klem Ennass» en est le pur reflet. L'hôte du plateau a été convié(seul !!) à déverser ses diffamations. Peu importe qui écope, peu importent les droits, les lois, l'insulte à sens unique fait flamber le «buzz», et monter les «écoutes». Elle confirme, surtout, le diffuseur privé, dans sa conviction d'être hors de toute atteinte, dans l'impunité absolue. «La régression par l'argent» que combattaient Pasolini et Bourdieu. Lotfi El Abdelli, lui, en a fait à sa guise, à l'insu même (c'était clair et net) de ceux qui l'ont invité. Mais c'est sa propension à ne plus supporter d'autres voix que la sienne, à anéantir, aussitôt, toute velléité de contradiction, qui interpelle le plus. Sous la dictature, aussi, on coupait la parole à ceux que l'on ne voulait pas entendre. Curieux, l'excès de liberté, les buzz à tout prix, conduiraient-ils au même résultat ?