• Stratégie des langues Par Mohamed Mahjoub (Université de Tunis El-Manar) Nul n'ignore l'attachement indéfectible de la Tunisie à sa langue, l'arabe, que la Constitution depuis 1959 avait reconnue comme langue nationale. Nul n'ignore les décisions courageuses et longtemps attendues que le Changement, sous l'inspiration de son artisan, le Président Zine El Abidine Ben Ali, avait initiées, notamment dans le domaine de l'arabisation de la communication administrative, à tous les niveaux et dans tous les secteurs, mais aussi dans celui du renforcement de l'enseignement de la langue nationale comme langue et comme support des savoirs. Nul n'ignore plus cela. Mais un tel attachement et une telle fidélité n'ont jamais fonctionné dans notre pays que simultanément à l'ouverture aux autres langues et aux autres cultures. Il ne s'agit point en effet d'un quelconque arrangement de procédures ou de techniques d'apprentissage. La force de la Tunisie du Changement a toujours été de soumettre le choix des techniques et des méthodes à la décision stratégique fondamentale. Cette décision est donnée par la réponse que le Changement a donnée à la question: qu'est-ce qu'être Tunisien ? Question d'identité, mais aussi de projet. Question de reconnaissance par les autres, mais aussi d'affirmation de soi. Question de culture, mais aussi de connaissance de soi. Question d'histoire, passée, mais aussi d'avenir à construire. La réponse à cette question constitue la vision stratégique dont découle tout le reste. Le récent discours présidentiel à l'occasion de la Journée du savoir formule dans le cadre d'une conscience avertie de cette vision stratégique les impératifs auxquels l'Ecole, dans son acception la plus large, est désormais appelée à répondre, c'est-à-dire à correspondre. A plusieurs moments et dans plusieurs articulations de ce discours, pour qui sait écouter, la problématique des langues est significativement rappelée mais aussi située. Elle ne l'est cependant que dans l'horizon d'une stratégie. L'appel présidentiel au renforcement des langues reconnaît à ce renforcement deux paliers essentiels : • Le premier palier est celui de l'apprentissage, de la connaissance. Il s'y agit d'acquérir un savoir communiquer, d'un savoir de communication. A ce palier correspond l'impératif pratique et civique de contextualiser cette compétence communicationnelle à l'intérieur d'une éducation à l'appartenance consciente, agissante, affective et reconnaissante à la Tunisie. • Le second palier est celui de la modernité comme horizon de maturité de la formation. Cette modernité se décline dans la traductibilité et la lisibilité de l'université tunisienne à l'échelle mondiale : lisibilité des diplômes, partenariat positif, recherche partagée, circulation des compétences, co-encadrement de thèses, co-diplômation … Être Tunisien, c'est donc être dans une communicativité de savoir sans limite avec l'extérieur. A ce palier, correspond l'impératif pragmatique, c'est-à-dire orienté sur son objectif, d'une acquisition solide des langues vivantes. L'enjeu ici est plutôt l'acquisition des moyens d'une volonté d'appartenance au monde entier, rendue possible par l'ancrage irréversible dans une identité nationale immunisée. Voyager dans le monde, y habiter, s'installer dans une mobilité de tous les jours, faire face à la précarité caractéristique du temps, requiert de posséder l'instrument linguistique et de savoir le manier de la manière la plus adroite. La stratégie des langues oriente donc la méthode et commande les contenus. L'Ecole et l'Université sont sagement et sereinement ré-axées sur le objectifs d'un développement moderne qui démontre une fois de plus que l'acquisition du savoir, l'appropriation de la science, la manipulation de la technique et même la gestion des affaires, ne se font, ne pourraient jamais se faire, dans le contexte d'une pauvreté linguistique et culturelle. Tout a été mis en œuvre en vue de la réalisation de cette adéquation difficile mais décisive pour toute existence, pour toute éducation, pour toute société, entre savoir et faire. C'est ici que réside la clé de la stratégie de l'Ecole. Car la réussite de cette harmonie du savoir et de l'agir se nomme tout simplement: être. Etre Tunisien aujourd'hui, c'est donc tirer la leçon d'un monde qui ne nous livre sa vérité qu'à mesure que nous nous défaisons de nos préjugés: c'est-à-dire d'abord le lire, pour en saisir la sensibilité; c'est ensuite lui parler et s'adresser à lui, pour s'y positionner; c'est enfin s'inscrire dans la lisibilité qui est celle du monde d'aujourd'hui. C'est ainsi seulement que nous pouvons comprendre le flux de mesures politiques rappelées par le Président (lois d'orientation, nouvelle structuration des études universitaires, décentralisation, etc.), des créations d'institutions (Centre national des langues, s'ajoutant, soit dit en passant, au Centre national de traduction, etc.) et d'orientations qui, si elles se succèdent comme éléments, n'en gardent pas moins la structure unitaire d'une stratégie de construction progressive de l'homme tunisien qui, déjà, est celui de demain. Il fut un temps où l'Ecole et l'Université étaient, dans chaque pays, le lieu du passage direct à la mutation sociale locale. Toute une génération et tout un esprit se reconnaîtraient dans le souvenir presque lointain de ce paradigme. Ce qu'il faut bien comprendre aujourd'hui, c'est que l'école devient le lieu le plus revendiqué par la mutation sociale universelle. Cela, Ben Ali en a fait la philosophie de sa stratégie: Dis-moi quelle école tu fréquentes aujourd'hui, je te dirai quel citoyen du monde de demain tu es déjà.